En revenant de Livraisons
« Où sont les autres ? » interroge Hélène Bessette dans un texte lu par la comédienne Anne Alvaro lors du festival Livraisons. La question anodine prenait tout à coup une nouvelle résonance. Chercher les autres pour réinventer un « Nous » : c’est tout l’enjeu du désir de revue. Mais quel « Nous » ? C’est peut-être aussi cette interrogation inquiète qui nous a réunis à Lyon, grâce à l’initiative de Gwilherm Perthuis, Paul Ruellan et toute l’équipe de Livraisons. Reste à discerner le signal émis par la communauté des revuistes, par delà l’indéniable agrément de se retrouver ensemble.
Tandis qu’Alice Béja (Esprit), Morad Montazami (Zamân) et Mathias Kusnierz (Vacarme) répondaient aux questions de Jean-Claude Zancarini, je feuilletais le numéro 72 de Vacarme, bien étonné d’y croiser Bruce Lee. La revue au comité de rédaction pléthorique met la violence de nos démocraties en chantier et je ne peux dissimuler mon plaisir à la seule pensée de la fureur du dragon bousculant notre torpeur estivale. Cette rêverie n’est-elle pas un peu indélicatement hollywoodienne alors que s’assoupissent nos « révoltes logiques » ? Nos révoltes oublieuses des attentats de janvier, de la mort de Remi Fraisse ou des expulsions des migrants, que nous rappelle l’ouverture de Vacarme ?
Sous l’apparente plaisanterie de la référence au Kung Fu, il y a quand même cette question, administrée comme un coup porté au plexus : en quoi la violence concerne-t-elle les revues ? Leur virulence ne s’est-elle pas définitivement rassise, depuis l’époque de TXT mêlant combats politiques et esthétiques, pour s’en tenir à cet exemple que la présence de Christian Prigent a ravivé durant le festival ? Les revues se tiennent-elles désormais à distance par prudence, indifférence ou simple somnolence ? On ne sait pas trop, en vérité, s’il faut nous souhaiter des revues gonflées de hargne.
Que parmi les publications périodiques, elles pâtissent tout particulièrement de la violence de notre si bel aujourd’hui, cela ne fait en revanche pas le moindre doute. On l’a entendu : les libraires n’en ont cure, sauf heureuse exception ; les bibliothèques les désherbent et résilient sans barguigner leurs abonnements, hormis quelques bonnes âmes ; les soutiens s’amenuisent et peut-être, disent certains, ces magbooks (ou mooks) si tapageurs n’y sont pas pour rien…
Toutes préoccupées de leur survie qui tient parfois au désir volatil d’un seul, les revues sont tellement sous le feu nourri de cette violence qu’elles n’ont plus le goût aux rivalités de naguère. L’époque des guerres plus ou moins picrocholines, menées pour la conquête des belles dames du temps jadis, du temps des révolutions auxquelles on croyait, est révolu. Les maquillages aguicheurs n’attirent plus la foule des prétendants. Pourtant, il y en avait pour tous les goûts. Au choix : maquillage chinois, maquillage soviétique, maquillage cubain et dernièrement, maquillage printemps arabes… Les fards ont tous coulé.
Heureusement il reste Bruce lee et l’art martial qu’il pratique, le wing chun. Appris à Hong Kong sous la conduite du Maître Yip Man, il vise à toujours préserver le « centre » du corps, lieu vital. Mais plutôt qu’une méthode simplement défensive, il s’agit aussi de chercher continûment à avancer vers le centre de l’adversaire, sans jamais sous-estimer le possible surgissement d’une extrême violence : celle de l’autre et la sienne propre. Comme l’écrit Thibault Henneton : « L’absence de danger a un inconvénient : elle nous rend étranger aux effets de la peur ». Aucun risque : les revues se savent en danger et la meilleure défense qu’elles déploient est dans la lignée saisissante de Bruce Lee. Elles déversent sur la réalité un flux persistant d’inventions à seule fin de tenir à l’abri leurs organes vitaux. En voyant Talweg, Initiales, fario, grumeaux, la Revue de Belles Lettres ou Zamân, on s’en persuade aisément : les revues ne désarment pas. La violence de pur luxe qu’elles opposent à celle de notre époque est leur indomptable attitude désintéressée.
Jérôme Duwa