par Valérie de Saint-Do
2011, in La Revue des revues no 46
Protéiforme, épique, chorale, l’œuvre d’Armand Gatti, récemment éditée dans son intégralité par les Éditions Verdier, méritait bien une revue. Les Cahiers Armand Gatti viennent de publier leur deuxième numéro. L’entreprise est superbe, d’une densité impressionnante, à l’image de son inspirateur.
En marge, toujours. Mais n’est-ce pas la marge qui fait tenir les cahiers, comme le disait Godard ? Réfractaire et résistant à toutes les écoles, aux institutions (théâtrales et autres), aux idéologies et même à la page imprimée qu’il a longtemps récusée, Armand Gatti reste un anarchiste du mot, de la scène, de la relation et de l’image. L’été dernier, l’irréductible faisait travailler des stagiaires en Corrèze, sur sa dernière pièce Science et Résistance battant des ailes pour donner aux femmes en noir de Tarnac un destin d’oiseaux des altitudes, et tissait la trame qui unit l’histoire de ces résistantes à celle du groupe embastillé par la paranoïa d’une ministre aujourd’hui déchue.
Mais quand Armand Gatti a-t-il un seul instant cessé de tisser des liens entre les insurrections, révolutions, résistances de son siècle, de chanter leurs incarnations, de Rosa Luxembourg à Ulrike Meinhof, de Makhno à Durruti ? Une exposition magistralement scénographiée par Stéphane Gatti à la Parole errante avait dessiné, voici une dizaine d’années, cette cartographie de la guerre politique et poétique qui unit la résistance chilienne aux révolutionnaires nord-irlandais, qui conjugue la pensée de Rancière ou de Lacoue–Labarthe aux explorations de la physique quantique, qui unit le travail avec les « loulous » de villes ouvrières à celui mené auprès des patients d’hôpitaux psychiatriques.
Homme de combat, homme de paroles, homme d’un art toujours lui-même en révolution. Jamais chez Gatti les formes artistiques n’ont pu se dissocier des engagements éthiques, politiques et poétiques fondamentaux. Œuvre politique, bien évidemment. Mais que l’on est loin d’un « théâtre engagé » qui se satisferait de porter la dénonciation dans les dispositifs de l’institution ! L’exigence d’égalité, de reconnaissance de la dignité de l’autre, chez Gatti, c’est aussi le refus de toute hiérarchie du spectacle. C’est la rupture – bien avant que le mot, artistiquement et politiquement, ne soit galvaudé par des provocations faciles – avec la convention du personnage, du spectateur, du quatrième mur.
Dans le premier numéro des Cahiers Armand Gatti, sous la direction de Catherine Brun et d’Olivier Neveux, l’exégèse de l’œuvre théâtrale prend une part importante, et David Lescot, Annick Asso, Marianne Bouchardon, Catherine Brun, Olivier Neveux, Heinz Neumann Reigner en révèlent des facettes, dans des analyses fouillées, passionnantes et très complémentaires, sur les dispositifs, le contenu politique, la volonté chorale, la dialectique entre l’écriture de Gatti et la dimension collective (même s’il récuse ce dernier mot). Comme l’œuvre, ces analyses ne se laissent pas réduire au résumé : disons simplement que chacune d’entre elles met en lumière cette poétique fondamentale qui veut « libérer la langue de son camp », ce Chant des combattants qui vont conquérir le ciel.
Mais le poème ne s’arrête pas au théâtre, et ce premier numéro se penche aussi sur la pensée gattienne du cinéma, et la littérature-monde de La Parole errante. L’exploration de l’œuvre cinématographique de Gatti et de son caractère paradoxal – « Ce siècle est celui de l’image et je suis contre ! », dit-il – est approfondie dans les Cahiers no 2, qui se penchent notamment sur le monumental L’Enclos. Ce deuxième numéro est aussi explorations des tissages entre la parole et le combat politique, de l’Algérie à l’Irlande du Nord, de l’Algérie à la Corée.
La revue ne se borne pas à compiler des analyses théoriques, aussi brillantes soient-elles. Elle exhume aussi des archives précieuses, lettres, textes, entretiens, et un arc-en-ciel de citations que la mémoire s’efforce d’imprimer : « Notre guerre civile recommence chaque jour la guerre de l’échelle contre le ciel »… Elle se penche aussi sur l’actualité d’une œuvre toujours mise en branle par Gatti lui-même ou par les jeunes metteurs en scène qui s’emparent de ses textes.
Ces Cahiers, dont l’épaisseur tant physique que spirituelle reflète l’inépuisable richesse de son sujet, est superbe, mis en scène textuellement par la maquette de Niels Mac Nill dont l’élégance ne brouille jamais le sens – pour le titre, parlons carrément de calligraphie, art cher à Gatti ! – et une superbe iconographie issue des archives de la Parole errante comme des ateliers de Stéphane Gatti. Un objet précieux à tous les sens du mot, qui nous aide à penser, à créer… et à combattre !