par Jérôme Duwa
2011, in La Revue des revues no 45
En période estivale, il n’est rien de plus pressé que de consulter Météo des plages (POL, 2010) de Christian Prigent, avant de se jeter à l’eau. Et parmi les morts remontant des abysses, il en est un qu’on ne peut manquer ici de saluer :
Au fil aiguisé du courant : fuck, phoque livide !
(C’est le limbe amphibie de Jules Lequier, bolide
Imbibé d’effroi, bulle de lessive de créature
D’affres diffusée dans les inenvergures.)
Mais le premier cahier des amis de Jules Lequier, émanation d’une association fondée en décembre 2009, ne se focalise pas sur ce fait divers, à l’origine de la célébrité tragique du philosophe mort à 48 ans : sa noyade survenue le 11 février 1862. Cependant, Goulven Le Brech, auteur d’une biographie de Lequier en 2007, nous promet pour l’avenir un numéro consacré à ce mystère : s’est-il noyé par une sorte de pari engagé avec dieu ou sombrait-il sous les flots pour oublier Anne Deszille, dite Nanine ? Le mieux pour l’heure est de tenir la tête hors de l’eau.
Ce cahier dédié au philosophe de Plérin (près de Saint-Brieuc) est plutôt une entrée en matière donnant de nombreux éléments pour comprendre comment on n’a pas totalement oublié Lequier, qui ne s’est pas préoccupé un instant durant son existence de publier quoi que ce soit.
Même si depuis 1985, après la publication des œuvres complètes établies en 1952 par Jean Grenier, un ensemble de fragments de Lequier est à nouveau rendu disponible grâce aux Éditions de l’éclat, les mots utilisés par Baptiste Jacob dans sa première lettre à Renouvier de 1890 demeurent largement valables : « Le nom du philosophe Lequier ne m’était pas étranger », écrivait-il. Et on peut compléter ; mais quant à sa doctrine, on en ignore souvent la teneur et la résonance.
Les premiers passeurs de la pensée de Lequier sont ses proches, le philosophe Charles Renouvier (1815-1903) rencontré à l’École Polytechnique et un ami d’enfance, Mathurin Le Gal La Salle, qui sera député des Côtes-du-Nord. Renouvier va acquérir les papiers de son ami défunt et en 1865, il fait publier un choix de textes à 120 exemplaires qu’il diffuse auprès de lecteurs choisis, comme William James. Dans sa présentation de Lequier, Donald Wayne Viney estime d’ailleurs que la thèse fondatrice du philosophe breton – « FAIRE, non pas devenir, mais faire, et, en faisant, SE FAIRE » – a eu une véritable portée sur la pensée du philosophe américain du pragmatisme.
La grande question de Lequier est celle du libre arbitre, dont il décrit la découverte à travers le récit La feuille de charmille. Prendre une feuille de charmille dans un jardin peut paraître un geste anodin, si l’on ne mesure pas combien FAIRE ce geste est une manière de « créer » un monde qui n’existait pas sous cette forme, avant ce geste. Le jeune Lequier prend d’autant plus conscience de sa puissance créatrice que détachant cette feuille de charmille, un oiseau effrayé a pris son vol et a été saisi par un épervier aux aguets. Mais tout en ayant le sentiment de la liberté, on sait également que nos actions ne sont que des conséquences d’une longue chaîne de causes et d’effets. Il n’y a apparemment aucun moyen de sortir de cette impasse ; la liberté et la nécessité se présentent à notre esprit avec la même force persuasive sans que l’une puisse être davantage prouvée que l’autre. L’originalité philosophique de Lequier intervient à ce moment précis : il décide de croire en sa liberté. « Il faut choisir ou de la réalité du libre arbitre avec l’ambiguïté des futurs, ou de l’apparence du libre arbitre avec les futurs infaillibles. »
La liberté devient la vérité première de sa doctrine, laquelle va fonder à la fois la possibilité de la morale et de la science. Mais Lequier est également très soucieux de concilier sa pensée avec le catholicisme dont il entend rien moins que rénover la théologie. En tirant les conséquences logiques de sa thèse sur le libre arbitre, il est conduit à penser que Dieu ne peut être immuable si l’homme crée véritablement en agissant. Il faut donc imaginer un dieu qui change sous l’effet des actions humaines. Voilà qui sent un peu l’hérésie ! Lequier écrit même : « l’homme délibère et Dieu attend. »
Renouvier n’a pas été attentif à la dimension religieuse ou mystique de la pensée de son ami. Après lui, deux autres philosophes vont particulièrement s’attacher à éclairer cette œuvre oubliée en ne négligeant pas cet aspect. Baptiste Jacob (1858-1909) entretient une correspondance avec Renouvier dans l’intention d’écrire un ouvrage sur Lequier ; leurs échanges, que nous donne à lire ce Cahier, sont de haute tenue et montrent comment Jacob, qui s’est construit dans le néo-kantisme et l’idée de l’illusion de la liberté, tente d’entrer sincèrement dans les raisons de Lequier où la spéculation rencontre si souvent l’élan lyrique.
Le second intercesseur de la pensée de Lequier que nous présente ce Cahier est Gérard Pyguillem (1920-2001) qui a consacré à l’œuvre de Renouvier une bonne partie de sa vie pour s’abandonner (au sens de la Gelassenheit de Maître Eckhart, d’un abandon serein) finalement comme Lequier à la foi « tragique » de l’homme « créateur de lui-même ».
Il reste bien des aspects inexplorés des archives Lequier conservées à Rennes nous prévient Goulven Le Brech et l’association de ses amis prépare en outre le bicentenaire de la naissance du philosophe en 2014. Mais d’ici là, les occasions se présenteront sans doute de nous confronter à d’autres livraisons des Cahiers Jules Lequier pour y retrouver ce que le philosophe cherchait à produire chez ses lecteurs de l’avenir : « la forte émotion d’une secousse électrique ».