par Éric Dussert
2000, in La Revue des revues no 29
L’insuffisance de la critique littéraire en matière de poésie justifiait depuis longtemps déjà la création d’une instance récapitulative des nouveautés poétiques. Si de nombreuses revues consacrent une part à la critique de la poésie (La Polygraphe, par exemple), si des périodiques tels que Le Mensuel littéraire et poétique, Le Matricule des anges, voire Aujourd’hui poème récemment apparu, recensent à la mesure de leurs moyens les nouveautés, elles ne permettent pas de suivre de près l’actualité éditoriale de la poésie – dopée semble-t-il par la politique volontariste des institutions publiques, qui en lançant Le Printemps des poètes, ont suscité de nombreuses manifestations ainsi qu’une effervescence bibliographique, anthologique notamment.
Avec CCP, le Cahier critique de poésie coproduit par le Centre international de Poésie de Marseille et l’éditeur Farrago (ex-Fourbis), les poètes ont relevé le gant d’une manière démonstrative, convaincante et finalement enthousiasmante. Sous une frappante couverture jaune qui rappelle à s’y tromper le logo de la Poste, un numéro zéro inaugural paraissait l’automne dernier avec en guise d’épigraphe cette phrase de Baudelaire : « Je considère le poète comme le meilleur de tous les critiques. » Non sans ambivalence – le débat sur la critique n’a pas fini de faire couler l’encre –, le programme est donc énoncé qui souhaite rendre aux poètes un accès à l’expression critique. La revue s’impose d’ores et déjà comme le plus vaste panorama critique contemporain.
Le volume des notes critiques et des chroniques (cent trente pages pour le numéro 0, le double pour le no 1) en fait même une source bibliographique essentielle qui servira désormais d’outil de référence dans son domaine, même si l’on est en droit de remarquer à la lecture de ces deux livraisons – ça ne sera pas une surprise pour ceux qui connaissent les lignes esthétiques défendues par le CipM et les éditions Farrago – la prééminence de certaines tendances de la poésie d’aujourd’hui. Par ailleurs, la revue double son offre rédactionnelle d’un dossier conséquent consacré à un poète d’aujourd’hui. Franck Venaille puis Pierre Guyotat ont eut les honneurs de ces pages qui fouillent avec beaucoup d’à-propos leur bibliographie.
La liste des collaborateurs de CCP compte de nombreux poètes mais tous ses chroniqueurs n’en sont pas, loin de là. Cela se comprend. La lecture critique réclame une attention et une liberté d’esprit que ne permet pas toujours la création d’une œuvre personnelle. Il suffit néanmoins de trouver les noms de Christian Prigent, Emmanuel Moses, Michel Camus, Bernard Heidsieck, Lucien Suel, Michelle Grangaud ou Henri Deluy, etc., pour constater que l’opération n’est pas un bluff. Cependant, l’exercice critique n’est pas chose aisée contrairement à ce que dit l’adage et l’on assiste ici comme partout ailleurs au mélange du meilleur et du pire. Le nombre des collaborateurs (plus d’une cinquantaine) entraîne une variété d’approches et une disparité de ton inévitables. Entre les « anciens » dont la pensée ferme s’est éprouvée avec le temps (Roger Laporte disparu le 24 avril dernier, par exemple mais aussi Didier Cahen et combien d’autres) et certains des plus jeunes chez lesquels se remarque un besoin de légitimité, des mondes se rencontrent. À en juger par certains propos convenus, lorsqu’ils ne sont pas creux, tous les poètes ne font pas de bons critiques. Le manque d’humour est peut-être le travers le plus répandu. Voilà pourquoi on s’arrête sur la note graphique de Frédéric Léal qui offre à La Vraie nature des ombres de Jean Frémon un festival rafraîchissant. On n’en dira pas autant de la rubrique « Revue des revues » (no 1) qui oscillant entre clins d’œil attendus et indifférences flemmardes réclamait plus de pertinence… ou plus d’insolence. Mais cette rubrique ne constitue qu’une partie du large espace consacré à la recension des périodiques où des rédacteurs différents analysent très attentivement les titres qui leur ont été soumis.
Puisque CCP veut porter la critique des poètes par les poètes à son digne niveau et répondre aux attentes qu’elle a fait naître, elle ne peut faire l’économie de beaucoup d’ambitions et de sérieux. D’autant qu’à lire le fragment de Georges Bataille mis en avant dans le no 1, la revue dit son envie de débats : « …une bonne critique devrait fonctionner comme une guillotine, et il devrait plutôt en sortir du sang qu’autre chose. Mais, en fait, je crois, avec une certaine expérience, que ce la n’est pas à la portée des hommes et que, au fond, ne pouvant pas aller jusqu’au bout, et ne pouvant pas tuer les gens que l’on n’aime pas ni vraiment élever au ciel ceux que l’on aime, il n’y a qu’à rester dans une sorte de modestie. » Reste qu’une curieuse mise en évidence typographique du nom des rédacteurs imprimé dans un corps plus important que le nom du poète commenté ne participe curieusement pas de l’humilité réclamée. Peut-être faut-il comprendre alors de cette citation de Bataille que CCP a conscience de sa jeunesse et de ce qu’il lui faut apprendre à voler. Pour autant, les progrès réalisés entre les deux premiers numéros ainsi que la qualité des commentaires proposés laissent présager d’excellentes choses et il est clair que si CCP se garde des dogmes et des ornières, si elle ne néglige aucun recoin de la poésie, si ses rédacteurs ne souscrivent pas au culte de la marque éditoriale qui confine trop souvent au snobisme, s’ils ne négligent pas les ouvrages mal fagotés, bref, s’ils conservent les yeux et l’esprit ouverts, ils offriront la revue qui manque de longue date à la poésie. CCP aura gagné sa place, durablement.