Double Jeu

par Jérôme Duwa
2004, in La Revue des revues no 35

Incarner un personnage : ainsi formulée, l’exigence élémentaire commune au théâtre et au cinéma tient en quelque sorte du mystère et le lexique théologique semble s’imposer pour saisir ce que l’acteur rend vivant à l’écran ou sur scène. La revue Double Jeu entend se tenir au carrefour de ces deux dispositifs de représentation 1 pour soulever dans sa première livraison (2003) la question de l’acteur créateur. Il est en effet trop courant au XXe siècle de n’accorder à l’acteur que le statut de créature au service de la toute-puissance présumée du metteur en scène ou du réalisateur. Comment l’acteur a-t-il subverti le lourd héritage de la codification des passions remontant au XVIIe siècle pour devenir auctor, celui qui apporte quelque chose de plus, qui invente alors même qu’il n’est en apparence que l’interprète ?
Il s’agit donc de prendre comme point de départ ce que Max Reinhardt (1873-1943) appelait « le divin instinct créateur » permettant de « recréer une seconde fois grâce à l’art ». Et le metteur en scène prenait soin d’ajouter : « le salut ne peut venir que de l’acteur, car c’est à lui et à aucun autre qu’appartient le théâtre ». Comme le montre Jean-François Dusigne, c’était là s’opposer à la conception d’un acteur-marionnette telle que par exemple Edward Gordon Craig (1872-1966) avait pu la formuler comme seul remède envisageable à la disparition de l’acteur-poète. Dilemme trop simple pour le comédien : être Shakespeare, Molière ou un automate.
Déjà au XIXe siècle, les exemples de Talma (1763-1826) ou de Mounet-Sully (1841-1916) démontrent suffisamment que le comédien ne se contente plus seulement de « faire paraître vrai ce qui n’est que feint ». Après Talma en 1803, Mounet-Sully prend à la fin du XIXe siècle une part active à la mise en scène d’Hamlet dans la version de Dumas et Meurice, dont il assume le rôle titre en lecteur attentif de la traduction de François-Victor Hugo. Si la documentation concernant Talma est moins riche que celle relative à Mounet-Sully, il n’en demeure pas moins que l’œuvre du premier se mesure aussi dans les retombées de son style de diction portant atteinte à l’alexandrin avant le triomphe du théâtre romantique : « ce que Talma fait dans l’ordre de la diction (et qui s’évapore avec elle), conclut Gérard-Denis Farcy, Hugo le fera dans l’écriture ».
Prendre en considération la diction de l’acteur Talma comme un facteur d’accélération de l’histoire littéraire, c’est rappeler en suivant la terminologie proposée par Yannick Lemarié, qu’un comédien n’est pas, sauf exception, une simple « image actée ». Au cinéma et au cinéma seulement, les cas limites existent : Ponette de Jacques Doillon, L’Humanité de Bruno Dumont et les films de Bresson. L’image actée, c’est l’acteur comme « page blanche ». Catherine Deneuve a beau exprimer cette même aspiration (« C’est important d’être une page blanche, dit-elle ») : l’important est sans doute pour elle de pouvoir donner congé à une certaine image figée, mais absolument, la page blanche est impossible, a fortiori pour la star. C’est bien ce que La Nouvelle Vague avait compris, rappelle Jean-Lou Alexandre, en évitant le plus possible la « Qualité Française » dont pouvait être porteur Gabin, Vanel, Darrieux ou Morgan… L’acteur dans la grande majorité des cas est plus qu’une image, c’est un « personnage acté » : derrière le masque résiste toujours la personne de l’acteur. « Autrement dit, pour le spectateur, résume Lemarié, il n’est pas possible d’évacuer complètement l’acteur lorsqu’il regarde un personnage ».
Même si on le réduit à sa plus simple expression, le scénario de l’incarnation exige trois personnages : l’auteur, l’acteur et enfin le public. Dans l’entretien qu’il a accordé à Sophie Lucet durant l’été 2002, Philippe Caubère, qui s’est entendu dire par Ariane Mnouchkine « Molière c’est toi… », précise : « L’acteur incarne une douleur commune et le public devient son partenaire essentiel »
Ce qui résiste au regard du spectateur, devant lui, c’est le corps de l’acteur, dont le mode d’être au théâtre ou au cinéma est certainement à la source de son plus grand pouvoir créateur. Pour Caubère qui a fait finalement le choix de la solitude sur scène instituant une communauté de passions avec la salle, l’acteur est un être de métamorphose qui « cherche à provoquer des frissons physiques », qui vise à contaminer le public dans sa quête d’une forme de catharsis. Corps qui danse, qui rit, qui pleure, qui crie comme l’acteur Viktar à la face du régime autoritaire de la Biélorussie : on en finirait pas de constituer l’impossible catalogue des corps qui s’exposent au regard du public. Taxinomie merveilleuse capable de rivaliser avec cette « encyclopédie chinoise » qu’évoque un texte de Borgès et qui secoue Foucault au début des Mots et des Choses d’un rire défaisant toutes les catégories de la pensée. Double Jeu tente toutefois de repérer quelques balises dans l’histoire des corps d’acteur, c’est-à-dire des corps inventeurs.
Contrairement à Chaplin, explique Vincent Amiel, Keaton part de son corps acrobatique pour donner une identité à ses films. Le cas de James Stewart témoigne quant à lui d’une manière de casser les codes hollywoodiens en imposant un personnage « blessé », qui ne recule pas devant des expressions « quasi féminines », par exemple, lorsqu’il est confronté à la douleur dans L’homme de la plaine (1955). Le couple Hitchcock / Stewart infirme ainsi les déclarations du réalisateur prétendant faire peu de cas du jeu des acteurs. Pour Susan White, la maîtrise de « l’ambivalence sexuelle des émotions manifestées par Stewart » n’est pas pour rien dans le choix d’Hitchcock dans la mesure où elle est indispensable à la dramaturgie de Fenêtre sur cour (1954) et de Vertigo (1958).
S’il est un genre cinématographique où le corps est plus important même que la mise en scène, c’est dans le film de Kung Fu qui, souligne Pascal Couté, est à distinguer du film d’action en général comme du Wuxia Pian (film de cape et d’épée chinois). Avec Bruce Lee, le corps combattant embrasse le flux vital de la nature, devient énergie pure, qui se dépense jusqu’à l’anéantissement de l’adversaire : dans ce jeu de la mort, le réalisateur compte pour rien, la danse musculaire pourvoit en effet à tout le spectacle.
Dans un ordre tout à fait différent de situation extrême, les pièces de Beckett poussent l’acteur vers d’autres confins du jeu théâtral : comme le dit Anne Pican, l’acteur est à la « frontière de la paralysie et du mutisme ». La pièce Pas moi, où de la comédienne n’apparaît que la bouche, évacue-t-elle finalement l’acteur ? Même enfermé dans une boîte, il y a toujours cette dernière résistance, expression ultime de l’altérité : la voix, toujours unique.
C’est précisément de la prise de conscience de l’unicité de la voix au théâtre que naît l’entreprise de Vassiliev qui poursuit et renouvelle celle de Stanislavski. L’actrice Valérie Dréville qui a travaillé sous sa direction une pièce d’Heiner Müller explique dans un entretien avec Sophie Lucet ce qu’on doit entendre sous le terme de « troisième voix » : ni « exclamative », ni « narrative », il en va de la recherche d’une « intonation affirmative » ou d’une « intonation dure ». C’est sans doute dans une recherche parallèle qu’il convient de situer ce que rapporte Pascal Collin de l’ambition théâtrale de Didier-Georges Gabily (1955- 1996) lorsqu’il parle de la recherche d’une langue qui n’a jamais été proférée.
Tous ces corps d’acteurs sont donc en quelque façon auteurs tout en étant conduits par un metteur en scène ou un réalisateur : il subsiste donc une séparation, une division du travail artistique qui n’est surmontée au XXe siècle que dans les cas d’acteurs-auteurs comme Welles ou Chaplin ou dans le cadre de créations collectives qui s’inscrivent dans le renouveau du théâtre international débutant avec les années 60. À cet égard, l’exemple le plus frappant en France est celui de La Cartoucherie dont Joël Cramesnil relate l’aventure. Dans un lieu non-théâtral, ni théâtre à l’italienne, ni maison de la culture, en somme tout à fait interlope, s’est construit une « nouvelle forme de théâtre populaire » à travers des spectacles comme 1789 (1970) ou 1793 (1972) : à ces occasions, l’acteur accède au statut de co-auteur de la pièce. Véritable république des acteurs ? Certainement, mais ces temps utopiques du Théâtre du Soleil, au sens tout à fait positif du terme, sont aujourd’hui révolus. L’Âge d’or de l’acteur est-il pour autant définitivement passé ? En tout cas, depuis le film Molière et le spectacle appelé L’Âge d’or, Ariane Mnouchkine refuse d’endosser le nom et le rôle d’auteur pour s’en tenir à celui de metteur en scène confiant la part de l’écriture, non plus à un collectif d’acteurs, mais à un « auteur en titre », Hélène Cixous. On peut cependant encore rêver à L’Âge d’or en écoutant Caubère : c’était « une perpétuelle création, faite de moments d’effervescence ou, au contraire, de calme plat. Nous étions lancés dans un voyage qui m’évoquait celui de Moby Dick. Quand on travaille de la sorte, on échappe aux classifications. Ariane avait la position de l’auteur même si elle refusait ce qualificatif et nous étions ses créatures. Certains acteurs revendiquaient le titre d’auteur mais cela ne me semblait pas juste : pour moi, l’auteur n’est pas celui qui émet des idées ou propose des improvisations, aussi belles soient-elles, mais le créateur du projet d’ensemble, celui qui tient la barre et mène le bateau jusqu’au port, bref, le capitaine d’un voyage au long cours. »
Faut-il alors conclure à l’impossible sortie du cadre religieux de l’incarnation ? Quoi qu’il fasse sur les planches, le comédien se révèlerait donc toujours en tant que « créature » ? Au cinéma, le crépuscule des dernières stars aidant, l’acteur est-il davantage à même d’être, comme le note un collaborateur de Double Jeu, sa « propre extase » ? La lecture des dix-huit contributions de la revue oblige à constamment corriger le tracé d’une frontière qu’on pouvait croire intangible : entre l’auteur et l’acteur, tout est permis.

1. Double Jeu est la revue du CReDAS (Centre de recherche et de documentation des Arts du spectacle de l’Université de Caen Basse-Normandie), dont une des préoccupations fondatrices est de dégager des thématiques communes aux recherches théâtrales et cinématographiques. On peut notamment lire dans La Revue des revues No 33 (2002) les actes du colloque « Poétique de la revue : théâtre et cinéma ».


Partager cet article