Éponyme

Revue d'art et de littérature

par Jérôme Duwa
2005, in La Revue des revues no 37

Éponyme se veut éclectique, c’est-à-dire à l’unisson de la création contemporaine peu soucieuse des vieilles frontières entre les arts et en particulier celles qui prétendent tenir à distance écrivains et plasticiens. Éric Pessan annonce dans son éditorial une volonté de faire de cette nouvelle revue un « espace de création » à investir. Cette formule apparemment convenue a néanmoins du sens si l’on veut bien reconnaître que les lieux où la prise de risque et l’expérimentation ont toute licence ne sont jamais trop nombreux. Éponyme serait alors un terrain d’essai pour ce qui n’entrerait pas commodément dans les espaces contraints du livre, pour l’écrivain, ou du catalogue, pour l’artiste.
Loin d’une esthétique pauvre ou expérimentale, la revue en tant qu’objet a les attraits d’un livre d’art somptueusement illustré. On est là à mille lieues de tout jansénisme d’aujourd’hui ou d’hier et le lecteur s’en trouve bien content, s’il ose tourner les talons devant ceux qui ne peuvent s’empêcher d’ajouter le petit mot « trop » à chacun de leur jugement définitif. Rien de trop, mais ce constat : l’époque est au retour à des formules de revue d’art et de littérature du type de L’Éphémère (1) (1966-1972) ou des Cahiers de l’Énergumène (1982-1985), excluant par principe toute perspective théorique. Le prestige du théoricien solidaire d’un groupe date du temps des révolutions rêvées ; l’individu créateur aussi saisissable qu’Antée est la nouvelle figure valorisée par le monde de l’art.
À l’évidence, tout a été bien pesé pour que cette première livraison d’Éponyme ouvre le plus largement possible le compas des manières de créer un monde par des mots ou des images. À la question : « quelles sont aujourd’hui les manières d’écrire ? », la revue offre un ensemble de réponses nous privant heureusement de toute possibilité de synthèse. Petit inventaire. On entre d’abord dans un atelier déjà célèbre, celui d’Éric Chevillard, où l’on découvre un célibataire, pas moins curieux que Palafox (2) : Albert Moindre. Il est à parier que ce dernier est de la parentèle d’un certain Rrose Sélavy, prince des célibataires de l’art. La vie d’Albert Moindre est aussi simple que le Grand Verre de Marcel Duchamp : la machine dérisoire y règne sans partage et l’on sourit souvent en lisant les descriptifs de ses savantes inventions qui ne peuvent pourtant libérer Albert de l’angoisse de la moindre panne.
Après avoir quitté l’intérieur de cette plaisante « chimère de la mythologie intellectuelle », comme dit Valéry de son Monsieur Teste, c’est à d’autres pratiques d’écriture qu’on a affaire : Yannick Haenel paraît à la recherche du grand style en notant sous forme de fragments ses « extases » au fil des années. Le fragment est encore à l’honneur, mais tout autrement, avec Nicole Caligaris, qui compose de petites exégèses de faits divers ou de nouvelles du monde, comme pour affirmer son refus du pire, la passivité. Le pendant de cette attitude se rencontre à la fin de la revue avec les dessins d’une plasticienne réagissant chaque jour aux informations livrées par sa radio, crayon à la main (3).
Après ces sorties vers le monde, retour dans une chambre avec l’auteur d’Effraction, Sébastien Bredel. On ne quitte pas ce texte, qui ouvre sans arrêt des parenthèses au milieu de phrases obsessionnelles façon Thomas Bernhard, sans garder une image assez profonde de Cathie dans sa robe vert pâle d’hôpital confrontée à la méchanceté du narrateur ; et on n’oublie pas plus le compositeur dénommé Sauvage si ressemblant au pape de Francis Bacon.
Ce qui fait dans la suite de la revue sa spécificité, c’est sa détermination à rompre la solitude de l’écrivain. Là encore les manières de faire sont plurielles. Il y a l’écrivain qui se donne pour contrainte de partir d’une image : voilà un général au nom providentiel d’Hinstin, mort en 1905, et dont le portrait au cimetière Montparnasse est l’œuvre d’un peintre expressionniste bien connu : le temps. Il n’en faut pas plus à Patrick Chatelier pour démarrer non pas Histoire de Cheval (4), mais « un projet pluridisciplinaire » autour de la photographie détériorée du général. Le lecteur naturellement bienveillant, mais conservant quelques principes désormais honteux, reste cependant perplexe à l’annonce : « Je cherche l’or du temps. Général Instin, faire-part de naissance ». Passons.
Lorsque des photographies rencontrent un texte, leur existence côte à côte peut présenter quelques risques. Mais les clichés de Françoise Quardon n’illustrent pas Le pavillon des princesses de Véronique Ovaldé, elles lui donnent un climat d’inquiétude onirique, une couleur d’un mauvais goût délicieux. Le nœud entre les photographies de Pascal Tarraire et le texte de Marie Darrieussecq est d’une autre nature : plus serré sur des images certainement plus faciles à habiter, le récit joue avec notre désir de reconnaissance, qui demeure toujours habilement déçu.
En attendant que l’herbe pousse de Stéphane Philippot reprend quant à lui les chemins frayés de longue date du montage de textes, avec en ouverture une photographie d’hallali, où l’on voit une meute de chiens très occupée et des spectateurs de tous âges manifestement curieux de carnages. Auto-dérision de l’auteur sur son travail de compilation de la littérature déjà faite ? Sur la deuxième photographie, la tête du cerf abattu, vidé, nous regarde sans rancune : Actéon, quel beau trophée !
Pour lâcher tout à fait la proie littéraire, la revue offre encore deux échappées de premier ordre, sur lesquelles on terminera cette présentation. Parmi les photographies du californien Mark Lyon, on retiendra particulièrement ce portrait de femme assise à la mise en scène complexe et dérangeante, en raison de l’énormité d’un lys à moitié séché qui coupe littéralement le visage féminin tout en ménageant, entre deux feuilles en lancette, la place d’un regard éteint.
Et enfin, on se souviendra, comme d’un parfum légèrement écœurant, d’avoir fixé les aquarelles d’orchidées de Patricia Cartereau, qui ne sont pas faites pour les amateurs de bouquets ou de tous ces « calices sus » (Mallarmé), mais pour les lecteurs du langage des fleurs (5) de Georges Bataille.

Notes
1. Sur cette revue, voir l’article de Yasmine Getz dans La Revue des revues no 22 (1997).
2. Éric Chevillard, Palafox, Les Éditions de minuit, 1990/2003.
3. Radio Pétrovich
4. « Un jour un général… » (Paroles). Pardon Prévert.
5. Documents.


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