EvidenZ

par Perig Pitrou
2002, in La Revue des revues no 31

« Le témoignage le plus important et le plus pénible du monde moderne […] est le témoignage de la dissolution, de la dislocation et de la conflagration de la communauté. » (Jean-Luc Nancy).
C’est à partir de ce constat que les auteurs d’EvidenZ s’efforcent de penser un nouveau mode d’action ne reproduisant pas les schémas des anciennes luttes politiques ou des avant-gardes. Ils proposent de se rassembler autour d’un commun désœuvrement – c’est-à-dire d’une manière de ne pas totalement participer à un jeu (le Jeu du monde) dont personne n’est le maître.
Le film de Cronenberg, d’où la revue tire son nom, illustre d’ailleurs bien cette situation de perte de contrôle vécue par des personnages jetés dans un univers où règne l’indistinction entre le virtuel et le réel. Il montre pourtant que l’on peut intervenir dans le Jeu en subvertissant les règles et en recomposant de nouvelles configurations.
Dans cette perspective, ou plutôt dans cet effort pour laisser advenir de nouvelles perspectives, l’« attitude esthétique » représente le modèle de l’acte révolutionnaire. Pour peu que la pensée et le corps prennent le risque de la « désubjectivation » en rompant avec une logique de l’appropriation et de la revendication, l’attitude esthétique permet de concilier une réceptivité aux événements avec une activité par laquelle le sujet participe au jeu tout en le modifiant.
Dans les deux premiers numéros d’EvidenZ, de nombreux textes philosophiques s’interrogent ainsi sur les rapports entre le politique et l’esthétique. Dans « L’horizon d’in-discernement », Mehdi Belhaj Kacem, en affirmant « l’impossibilité fondamentale de subjectiver l’épistémè » du fait de l’inscription corporelle de l’existence dans le temps, entend montrer que la connaissance ne peut jamais trouver de fondement stable et définitif. En revenant sur lui-même, le sujet connaissant découvre toujours une disjonction entre le cours du temps et l’ordre du temps (dans sa conscience). Dans ces conditions, l’« interrogation esthétique » devient la seule démarche en accord avec l’essentielle errance de l’être humain, toujours en décalage, toujours en avance ou en retard sur son temps.
Dans « Writers with attitude », Catherine Malabou entreprend une relecture de l’esthétique hégélienne afin de décrire la façon dont l’art se détache progressivement de la matière jusqu’au moment où, dans la poésie, « ce sont les formes spirituelles qui produisent le matériau à élaborer comme le faisaient précédemment le marbre, le bronze, la couleur et les sons musicaux. » Cela signifie aussi qu’à certains égards la philosophie par son travail sur la langue n’est guère éloignée de la démarche poétique. Ces textes, ainsi que ceux d’Elie During sur le jeu, de Boris Belay sur le secret, ou de Jean-Luc Nancy sur le nihilisme, démontrent d’ailleurs assez bien la capacité de la philosophie à sans cesse s’engager dans la modernité et dans l’exploration de nouveaux domaines sans abandonner le dialogue avec des penseurs du passé (Bataille, Hegel, Husserl, Nietzsche).
À côté de ces apports théoriques, EvidenZ, revue interdisciplinaire, propose au lecteur une grande variété de productions. On rencontre par exemple des poèmes (KN de Marion Picker), des récits (Boarder de Daniel Foucard, Tricksters of Mercy de Chloé Delaume ), ainsi que des textes plus hybrides (Œil de Philippe Boisnard, l’Artnimal de Jérome Bertin, Tolérance zéro de Sylvain Courtoux ou Game @ux leurres de Franck Laroze). Le rapport entre les objectifs théoriques poursuivis et l’effet produit par ces textes n’apparaît pas toujours très clairement. Il est cependant indéniable qu’une véritable expérimentation dans le domaine de l’écriture est menée, surtout à partir du deuxième numéro. Comme l’annonce le directeur de publication : « L’avenir de la revue tendra vers une radicalisation des pratiques textuelles interactives, pour en faire de plus en plus une sorte de “roman polyphonique objectif” ».
On notera à ce propos que par-delà son activité éditoriale, EvidenZ est un collectif d’artistes venant de toutes les disciplines (poésie, philosophie, roman, théâtre, écritures numériques, musiques électroniques, vidéo et cinéma) et proposant fréquemment des performances alliant tous les arts.


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