par Isabelle Zribi
2008, in La Revue des revues no 42
La revue Grumeaux, éditée par les éditions Nous, fait paraître son premier numéro, et c’est une belle promesse. Revue annuelle et thématique, son comité de rédaction est composé de Yoann Thommerel, Maxime Allex, Patrizia Atzei, Benoît Casas et Claire Cauvin. Grumeaux entend se consacrer aux « écritures et pratiques contemporaines, du côté d’une langue travaillée, vivante, réflexive, qui rompt par l’invention formelle le consensus des langues mortes d’avoir omis de s’affronter au réel et à ce qu’il a d’innommable ».
Le premier numéro de la revue Grumeaux est consacré aux « Voix » ou « Pourquoi/ comment lire à haute voix ? ». Ainsi, ce numéro interroge la pratique de la lecture et ce qu’elle met en œuvre. Y apportent des éléments de réponse personnels des auteurs aussi divers que Jérome Game, Christian Prigent, Slavoj Zizek, Gwenaëlle Stubbe, Charles Bernstein, Keith Waldrop, Hubert Lucot, Cécile Mainardi… Et la revue Double change a été chargée de composer un mini-dossier regroupant les textes de poètes américains.
Cette coagulation de réponses nous invite à réfléchir à ce que peut être une lecture publique, et en négatif à ce qu’elle n’est pas toujours. Deux essais courts encadrent le numéro : l’un de Mladen Dolar, qui, partant du projet de Kempelen de construire une machine parlante, analyse les rapports entre le son et le sens ; l’autre de Zizek présente une analyse du rapport entre la voix et la vue. Cernés ainsi par ce double questionnement, des écrivains – principalement des poètes – livrent leurs expériences personnelles de la lecture publique sous des formes variées (textes en prose ou en vers, essai, entretien).
L’oralité est pour certains inséparable du début de leur travail d’écriture. Ansi, Ian Monk, dans un récit très drôle en vers blancs, narre comment les lectures de l’Oulipo lui ont permis d’écrire pour l’oral puis sur la page dans une langue qui n’était pas la sienne, dans un style qui ne plaisait pas toujours aux « bourges parisiennes » ayant « une vision lyrique et raffinée de la poésie ». Vincent Tholomé raconte quant à lui comment il a lu dans un premier temps comme Pennequin et écrit comme Tarkos, pour trouver finalement sa propre voie. Cécile Mainardi confesse qu’après avoir craint durant son enfance d’être choisie pour lire à haute voix, finalement, « l’écriture et la lecture arrivèrent ensemble : c’était la poésie ». D’autres soulignent les bénéfices pragmatiques d’une lecture. Pour Gwenaëlle Stubbe : « je lis à haute voix pour tester l’efficacité d’un texte ». Jacques Demarcq souligne quant à lui que la lecture permet de vendre quelques livres de poésie, ce qui n’est pas aisé en l’état du marché du livre.
La lecture, c’est aussi l’incarnation qu’elle suppose ; c’est soudain un corps qui porte le texte : « Lire à voix haute c’est sexualiser/ Lire à voix haute c’est hystériser./ C’est du souffle de l’excitation/de la salive et du regard » (Benoît Casas).
Lire c’est aussi se lancer en avant avec le texte à la bouche, provoquant une expérience singulière pour celui qui lit. Ainsi, Jérome Game, qui rapporte que du fait de sa myopie, il a une vision floue du public, avoue que ce qui l’intéresse dans la lecture c’est « ne pas savoir très bien ce qui m’arrive, être dans une ignorance de la moitié au moins de ce que j’énonce (…) l’agencement lecture/perf. comme participant à cette sensibilité-là, à cette aptitude à désosser, désarticuler positivement le-présent-le texte-le corps. Jacques Jouet insiste aussi sur l’effet d’ignorance que la lecture suscite : « La voix est une expiration/ J’inspire dans le silence
(à moins d’avoir le nez pris)./ Il n’y a pas d’erreur. Je sais ce que je fais/ Je ne peux pas savoir complètement ce qui est dit ».
Lecture sèche ou performance plus baroque ? Jérome Rothenberg et Michael Davidson évoquent les performances en poésie des années 1950 et 1960. Charles Bernstein se prononce en faveur d’une lecture issue d’un théâtre pauvre, anti-expressive, sans mise en scène, rendant la musique du texte. Et à Stephen Ratcliffe d’ajouter que la musique est la limite supérieure du texte, de la même manière que Keith Waldrop regrette de ne pas mieux s’y connaître en musique.
Mais quelle voix entend-on quand un texte est lu ? Pour Christian Prigent : « la lecture orale exhibe, corporellement concrétisée dans le temps de la performance, la sorte particulière de « voix » qui engendra le texte écrit qu’elle projette vocalement. Cette voix n’est pas la voix (identitaire, psychologique, modulée par des émotions) de l’individu qui effectue la performance : elle est la voix du texte. Il y a entre cette voix et la voix de l’individu socialisé le même écart qu’il y a entre la singularité stylistique du texte et l’usage courant de la langue ».
Pour conclure, par ce premier numéro très réussi, la revue Grumeaux propose un nouveau lieu éditorial stimulant, et l’on attend le prochain avec impatience.