par Hugo Pradelle
2012, in La Revue des revues no 47
L’histoire du théâtre, c’est-à-dire les tentatives successives de se saisir d’une contemporanéité des formes, manières d’incarnations théoriques et scéniques s’entrechoquant, consiste en un présent permanent qui ordonne des rapports compliqués entre des lieux disparates et divergents. C’est la vieille lune du texte et de la scène, l’idée d’une tension entre deux ordres radicalement différents. Il y aurait d’un côté, une sorte de lecture rentrée, intériorisée, libérée du temps, et de l’autre une projection interprétative singulière. Néanmoins, ce sont surtout les durées qui les séparent, faisant de la restriction d’une temporalité, celle de la représentation, l’ordre même du plateau sur lequel un texte se joue.
C’est dans cette sorte d’interstice que se logent, depuis longtemps, les débats théoriques et esthétiques sur le théâtre, en conformant les enjeux, faisant s’articuler énergiquement un espace textuel avec la praxis qu’il fait naturellement naître. Il y faut regarder de près, fouraillant avec une postmodernité plus qu’envahissante, et s’essayer à considérer des enjeux intellectuels qui s’affirment au travers d’une entreprise créatrice compliquée. Au présent permanent s’adjoint ainsi la difficulté de sa conservation. C’est par des successions de migrations incessantes que se constituent des sortes de corpus variables pour penser des formes mobiles particulièrement difficiles à inventer.
En se lançant, la revue Incertains regards s’essaie à cette mobilité, à en saisir les implications et surtout à en décortiquer les modalités. La revue, bien qu’universitaire (il faut bien la considérer dans cette optique spécifique), se veut être à la fois un observatoire et un laboratoire, lieu de pensée, d’élaboration d’un savoir commun et utile, mais aussi atelier qui confronte l’idée à la pratique. L’équipe animée par Yannick Butel, composée de Louis Dieuzayde, de Michel Guérin, d’une équipe d’universitaires confirmés et d’étudiants, en relation étroite avec le Théâtre Antoine Vitez, tente de se saisir de cette dynamique et de lui donner une forme (jusque dans une très belle maquette), de l’établir dans un mouvement qui en rende compte au mieux. La voie choisie s’apparente à une relation critique, à une tentative d’embrassement à la fois de la scène en tant qu’espace théorique et pratique – s’intéressant tant aux dispositifs scéniques qui se rapprocheraient parfois de l’art contemporain et des installations, qu’aux liens qui font se jouer la place et le rôle du spectateur, le jeu de l’acteur par exemple –, et à un saisissement de la pluralité des expériences.
Incertains regards joue sur un risque, en prend le parti, s’y déploie en quelque sorte. C’est ainsi que nous pouvons entendre son nom qui rend compte de ce principe d’incertitude, d’instabilité et peut-être aussi de modestie. Il y a là quelque chose de l’ordre de la tentative plurielle, hasardeuse, risquée, de prendre en charge la mobilité théâtrale pour en faire se réfléchir les enjeux et rassembler une communauté. Réunir l’art et le savoir, montrer leur articulation spécifique, la faire jouer, réclame à la fois une démarche théorique en même temps qu’une implication dans ce qui se fait.
C’est pourquoi la première livraison – « Écriture contemporaine & dispositif » – entrecroise des interventions universitaires et critiques plus ou moins savantes (entendons plus ou moins lisibles pour le profane) autour de corpus actuels et, avec une certaine originalité, un saisissement d’une œuvre contemporaine qui donne lieu à un projet critique et créatif à partir duquel s’organise l’ensemble du numéro. Dans un premier temps donc se déploie un enjeu dramaturgique singulier autour d’Une nuit arabe de Roland Schimmel-pfennig (L’Arche) qui donne lieu au parti pris original d’adjoindre à la revue un cd contenant une création sonore (avec le projet de toucher les non-voyants) conçue par une équipe de jeunes étudiants de l’université de Provence et Louis Dieuzayde. Le reste de la revue est occupé par une succession de textes critiques autour de Jelinek, Jean-François Peyret, Heiner Müller ou Christophe Marthaler par exemple (nous citons ceux qui ont le plus retenu notre attention). Nous notons avec intérêt le dossier passionnant que signe Franck Bauchard sur l’évolution historique du texte de théâtre. Il faut rendre compte autant qu’analyser. Comme l’écrit Yannick Butel dans son avant-propos, chaque étude particulière « se saisit d’un motif scénique du paysage contemporain où l’écriture, celle du plateau ou du livre, libère une complexité qui exige d’être interrogée ». La dynamique de ces deux parties s’apparente à une confrontation avec le contemporain, à une volonté de renouer ensemble une manière de disparate, de réduire une disjonction.
Pourtant, cette manière de subordination du travail critique à la pratique – l’incarnation – ne constitue pas le seul enjeu d’Incertains regards, elle l’entrecoupe plutôt, à la manière d’une cause ou d’une conséquence. Son objet consiste aussi en l’interrogation de communautés – scientifique et artistique – et dans la tentative d’en réduire l’état paradoxal en leur proposant (aussi bien qu’à un hypothétique spectateur) un lieu de réflexion commun qui tente de relier tous les points d’une constellation très compliquée. Incertains regards propose ainsi un entrecroisement, une manière de dialogue entre des espaces et des disciplines, remettant toujours au centre l’énergie du présent et la perception de la complexité.
Hugo Pradelle
La Revue des revues no 47, 2012