par Anthony Dufraisse
2015, in La Revue des revues no 53
« Chaos-monde ». La formule désormais fameuse d’Édouard Glissant prend acte du bouleversement permanent auquel, les uns et les autres, ici ou là-bas, nous faisons face tant bien que mal. On peut, de ce désordre fondamental, s’effrayer. On peut tenter de s’en préserver en verrouillant portes et volets. Et croire que les vents violents ne feront pas voler en éclats nos carreaux bien propres. Ou bien on peut, au milieu du désordre, se frayer un passage, défricher, ouvrir des voies et tendre l’oreille aux voix que le vent charrie jusqu’à nous. Tel est, on l’aura deviné, le vœu d’IntranQu’îllités, qui publie aujourd’hui son troisième opus. Numéro après numéro, cette publication annuelle attrape donc au vol les échos du chaos. Au moment de son lancement, en 2012, le poète James Noël, co-fondateur avec la plasticienne Pascale Monnin de cette revue foisonnante, indiquait ainsi le cap à suivre : « L’objectif est d’offrir l’hospitalité aux imaginaires du monde entier ». Ce faisant, la revue redoublait la vocation de Passagers des vents, cette structure de résidence artistique et littéraire, apparemment la première du genre en Haïti, dont elle est, à l’origine, une émanation. Trois ans et quelque huit cents pages plus tard, IntranQu’îllités affirme plus que jamais son ambition première : « apostropher tous les imaginaires du monde ». Si, on l’a dit, Haïti est le berceau de ce projet, l’île n’en est pas, loin s’en faut, son centre. Ou alors un épicentre, à partir duquel se propagent secousses et répliques créatrices. Accueillante et ouverte à tous, poètes, philosophes, slameurs, peintres, dramaturges, écrivains-journalistes, romanciers, photographes, IntranQu’îllités a jusqu’ici livré trois copieux numéros qui tous se placent sous le signe d’une figure tutélaire. Si le numéro inaugural rendait hommage au poète Jacques Stephen Alexis (1922-1961), le deuxième a été inspiré par Borges et le Che, singulier voisinage s’il en est. Cette fois, c’est vers Christophe Colomb que les animateurs de la revue se sont tournés. Matière à invention, à divagation ou à réflexion, une figure comme celle-là est une « mine d’or », écrit James Noel dans son éditorial avant de laisser le champ libre à Jean Métellus, Michel Le Bris, Hubert Haddad, René Depestre ou Nimrod, pour n’en citer que quelques-uns. Viennent ensuite, comme un feu d’artifices ou une gerbe d’étincelles, des dizaines et des dizaines de contributions plus libres, signées, pêle-mêle, Laurent Gaudé, Yanick Lahens, Dany Laferrière, Navia Magloire, Victor Segalen, Marie Darrieussecq, Vénus Khoury-Ghata… Et puisqu’ici l’image compte autant que l’écrit, citons entre autres les illustrations – peintures, dessins ou le plus souvent photos – de Fritzner Lamour, Alex Burke, Michel Clerbois, Omar Ba, Raphaël Barontini ou Pierre Soulages. C’est d’ailleurs la représentation partielle d’une huile de ce dernier qui fait office de couverture. Il n’y a évidemment aucun hasard dans le choix de cette toile comme, disons, étendard. Cette peinture, intitulée « 4 janvier 1989 », d’un noir intense régulièrement striée fait signe et sens quant au désir profond d’Intranqu’îllités. Pour peu qu’on veuille bien prêter attention à cette toile, le jeu des stries provoque une sorte d’ondulation lumineuse. S’en dégage quelque chose de vibratoire. Vibration, précisément, est un mot que l’on retrouve souvent dans la bouche ou sous la plume de James Noël, le maître d’œuvre de cette publication. Si correspondance il y a, comme on peut raisonnablement le penser, entre cette peinture porte-drapeau de Soulages et le projet fondateur de la revue, c’est bien là : dans cette possibilité de voir la lumière jaillir comme par enchantement de la matière inerte. Façon de dire que le chaos est autrement plus fertile et fécond qu’on ne le croit. Et Intranqu’îllités a bien raison de puiser là son énergie. Devant cet objet qui est à bien des égards un bouillon de cultures, peut-on, quant à la forme ou au fond, être déçu ? Si c’était le cas il faudrait être bien difficile. Mais posons la question différemment : l’extrême diversité d’Intranqu’îllités, son penchant prononcé pour le mélange des gens et des genres peuvent-ils déplaire ? Sans aucun doute, oui, à ceux qui ne jurent que par l’entre-soi, bien à l’abri dans leur chaude et douillette promiscuité. Le goût de l’altérité et la rencontre des cultures revendiqués et affichés par cette revue raviront en revanche tous les autres, ceux qui ne craignent pas, quoiqu’il en coûte, de se confronter au reste du monde.