par Fabrice Thumerel
2013, in La Revue des revues no 50
Après Fragments, Fig. et Fin (1999-2006) – qui a notamment publié La Théorie des prépositions de Claude Royet-Journoud –, à 71 ans le revuiste et poète Jean Daive lance un curieux objet, savamment rétro, constitué de vingt pages agrafées sur un verger ivoire. Entre la première – page du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein traduite par Pierre Klossowski et raturée par la revue, excepté la formule « états de choses » – et la quatrième de couverture – page de garde allemande du livre d’Uwe Johnson, Esquisse d’un naufragé (1982) –, s’inscrivent Lorine Niedecker et Jean Daive (ouverture), Claude Royet-Journoud (« Indice d’une forme humaine »), Luc Bénazet (« Un accident… »), Michèle Cohen-Halimi (« IA »), Gérard Garouste (« Le Compas et l’Entonnoir »), Lorine Niedecker et Jean Daive (« Van Gogh discernait… ») et Gérard Garouste (« La Peinture est un autoportrait »).
Si nombre de revues arborent un titre singulier, celui-ci n’est pas en reste… K.O.S.H.K.O.N.O.N.G.… « Koshkonong » est un terme indien qui, donnant son nom à un lac du Wisconsin – là même où vécut Lorine Niedecker, qui partage avec Claude Royet-Journoud et Jean Daive une proximité certaine avec les objectivistes américains –, signifie « le lac qui est la vie. » Rien d’étonnant, donc, à ce que Gérard Garouste nous conte une minuscule fable tout à fait suggestive : « Un Indien ne se déplace jamais sans son Classique de même que l’intuition ne peut se passer de la raison »… Ainsi, dans le lac de la vie, l’Indien oscille-t-il entre extravagance et banalité quotidienne.
Outre le titre, fait sens dès la page de garde le reste du texte raturé de Wittgenstein : l’art poétique que défend la revue est à chercher dans l’inventaire des « états de choses. » Celui de Luc Bénazet, qui ressortit à la poésie sonore/concrète (texte que sa matière lexicale et phonique oriente vers la dimension performative), est régi par la tension entre texte et partition, parole et silence, lisible et illisible.
Mais pour ce qui est de cet art poétique, c’est la longue contribution de Claude Royet-Journoud qui s’avère la plus significative. En ces temps d’usure des formes et d’épuisement du dire, le poète ne faisant rien d’autre que d’assister à beaucoup de choses, rien de tel qu’une esthétique de la rareté, une poésie blanche qui n’a plus grand-chose de mallarméen : elle est présentification de lignes et de mouvements, de cercles qui soustraient le monde au regard, d’histoires spiralées, de scènes délimitées et superposées. Cette poésie a-sémantique et a-hiérarchique qui fuit toute figuration privilégie la surface et le bord, fait prévaloir le cadre sur la profondeur ; pose donc les cadres narratifs, les conditions de possibilité mêmes du narratif : « Le temps rassemble ici une succession de scènes. Les mêle. Les superpose sans les annuler pour autant. De loin, ce n’est qu’une fiction qui tente de maîtriser sa propre violence. Elle ne donne à voir que des corps épuisés. » L’espace textuel est inscription d’un espace mental qui n’existe que dans le saisissement et le surgissement des phénomènes (d’où la rareté de la ponctuation comme des articulations logiques) ; que dans l’immanence, l’objectivité : la neutralité est renversement antilyrique. Rien n’advient qui ne soit appréhendé/convoqué par la langue. Cette poésie réflexive n’a d’ailleurs de cesse que d’exhiber l’autonomie de la langue. Si le monde prend sens par la langue, celle-ci ne le reflète pas ; autrement dit, le miroir linguistique se réapproprie, de sorte que les phrases, plutôt que de révéler l’objet, se referment sur elles-mêmes dans un miroitement autotélique : « L’image est prise dans le miroir. L’image est restée dans le miroir. »
Dans ses assemblages d’unités sémantiques minimales, Claude Royet-Journoud considère la langue à fleur de mots, démétaphorisant et démétaphysiquant Mallarmé. Si énigme il y a, elle n’a rien de métaphysique : « il n’y a de sauvagerie que dans l’énigme. » On sait maintenant à quoi s’en tenir quant au titre énigmatique de la revue.