L’Argilète

Revue des arts et des lettres

par Jérôme Duwa
2008, in La Revue des revues no 42

Il convient d’avoir fait ses humanités sans trop de distraction pour percer à jour le nom de cette revue. Heureusement pour nous, la lecture des premières pages nous éclaire vite : l’Argiletum était la voie qui dans l’ancienne Rome menait du quartier populaire de Suburre au centre du pouvoir du Forum Romanum. Lieu de circulation intense, les nouvelles œuvres des poètes, philosophes et autres rhéteurs y étaient rendues publiques. Le directeur de la publication, Arthur Cohen, également président des éditions Hermann, nous explique que selon L’Énéide le nom d’Argilète signifie le lieu où Argus, gardien d’Io, trouva la mort à la suite d’un subterfuge d’Hermès, l’envoyé de Zeus pour ses affaires de cœur. Tâchons donc de garder tous nos yeux bien ouverts ! Bruissante de culture classique, cette revue s’intéresse cependant avant tout à la littérature d’aujourd’hui. Comment ? D’abord en la faisant lire : on découvre ainsi une nouvelle au style volontairement désuet (façon Point de lendemain de Vivant Denon, mais moins mystérieuse côté désordres de la chair) par Guillaume de Sardes rejouant la carte du libertinage. Pourquoi pas. On peut prendre connaissance aussi en fin de volume de critiques réfléchies et développées ou découvrir un artiste contemporain : Jongmyung Hwang. Mais l’essentiel de la revue se joue ailleurs. Autour d’un dossier central où il s’agit de mettre à jour les idées des écrivains en les interrogeant sous forme d’entretiens sur des questions jugées fondamentales. Pour ce premier dossier, le questionnement retenu est retors : comment évaluer un texte littéraire ?
Critiques, jury de prix littéraires, lecteurs occasionnels ou dévots, tous pratiquent avec une confiante légitimité l’art difficile et expéditif de juger un livre. Ou faudrait-il dire un roman, puisque de toutes façons l’ensemble des interventions va tourner autour de ce seul genre ? C’est à croire que la poésie, déjà « passée de mode » dans le Dictionnaire de Flaubert, n’a même plus droit au jugement de valeur…
Mais, puisque tout le monde s’en mêle, on ne peut pas dire que cette question du jugement laisse indifférent. Pour l’aborder avec justesse en perdant certaines oeillères, il convient peut-être de se clarifier les idées sur la littérature en parcourant le rayon des livres d’une grande surface quelconque ; oui, ce rayon situé entre les fournitures scolaires, le prêt-à-porter de sous-marque et les produits d’hygiène corporelle. Elle est peut-être là l’Argilète d’aujourd’hui. En étant cynique, on pourrait dire que les livres qui tiennent en tête de gondole ont assurément de la « valeur ». Et Sollers n’a pas tort de trouver à ce mot une lourde et désagréable connotation mercantile. Mais continuons quand même.
L’effet positif de la lecture d’un tel dossier, qui enregistre les réponses de « personnalités reconnues du monde des lettres » (comme on dit), est peut-être paradoxal : par delà les platitudes d’usage qui ne manquent pas, même chez de bons écrivains, on se convainc au final qu’il aurait peut-être mieux valu ne pas soulever un tel problème. Bien sûr, on peut se réjouir de quelques traits de méchanceté lancés par les uns contre les autres : Chevillard contre les critiques, Jourde contre Sollers, Savigneau contre Fumaroli qui n’aime pas Sollers, Jourde qui n’apprécie pas Haenel, mais Chevillard… On admet volontiers aussi quelques tentatives de distinction stylistique : oui, les phrases longues (Catherine Millet), l’éloge du « que » par Deguy ou l’autonomie normative des grandes œuvres.
La tentative de clarification sur un mode dissertatif convoquant Kant, Benjamin ou Shusterman pour finir par Diderot qui ouvre l’ensemble du dossier sous le titre modeste d’« Éléments de réflexion », donne le sentiment qu’on peut peut-être dissiper toutes les divergences. Mais pourquoi faudrait-il forcément suivre A. Cohen et considérer que l’œuvre d’Honoré d’Urfé (1567-1625) n’a pas de valeur littéraire ? Éric Rohmer, par exemple, en a jugé autrement en réalisant en 2006 Les amours d’Astrée et Celadon.
Alors peut-être qu’en matière de valeur littéraire aussi « nos flottements portent la marque de notre probité (…) » Mais laissons-là Cioran et ses Syllogismes de l’amertume et gardons un œil ouvert sur la prochaine livraison de L’Argilète qui témoigne décidément d’une courageuse prédilection pour les thématiques complexes, puisque le « goût de la guerre » y sera à l’honneur.


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