Les Cahiers de la Torpille

par Marc Bauland
1999, in La Revue des revues no 27

Les Cahiers de la Torpille se sont donné pour mission de renouer avec la tradition platonicienne du dialogue, ou de la discussion contradictoire en cours aux XVIIe et XVIIIe siècles, en renouvelant le principe de l’entretien. Le discours de philosophes, de scientifiques ou d’historiens est soumis à la question sur des problématiques très contemporaines, en rupture avec leur appréhension quotidienne ou médiatique. De même que Socrate se comparaît à la torpille, poisson pétrifiant (« Si j’embarrasse les autres, ce n’est pas que je sois sûr de moi ; c’est parce que je suis moi-même embarrassé plus que personne que j’embarrasse les autres », in Ménon, 80c), Alexandre Wong préconise le « torpillage ». Les auteurs-invités de la revue sont ainsi contraints de sortir de cette réserve distante qu’il convient généralement d’adopter lors d’interviews « traditionnelles », et recréent, dans les entretiens, un discours sur le vif à propos ou en marge de ce qu’ils ont écrit.
Aussi les premiers thèmes traités par Les Cahiers de la Torpille sont-ils le reflet des inquiétudes, voire des incertitudes de la pensée sur des sujets particulièrement inconfortables : le premier cahier, « Faut-il être colonialiste ? », tente de mettre en évidence la persistance des formes coloniales, en contradiction avec la prééminence actuelle du discours anticolonial, grâce aux contributions, notamment de Marc Ferro (« La quotidienneté du fait colonial »), Cynthia Fleury (« Colonisation et sublimation »), et Charles Fourniau (« Le Colonialisme : un moment historique »).
Le deuxième numéro, « Sommes-nous héroïques ? », réunit les points de vue de Pierre Vidal Naquet (« Temps historique, temps héroïque. Autour de l’affaire Jean Moulin »), Serge Doubrowsky (« La Dialectique des maîtres ») ou encore Christian Jambet (« Une lecture hégélienne ») sur la question de la disparition des valeurs héroïques : « Les héros qui parlent trop sont rarement héroïques ».
Le troisième cahier (« Qui gouverne ? »), part d’un constat d’éclatement des centres de décision pour faire réagir Yves-Charles Zarka (« Gouverner n’est pas administrer »), Marcel Gauchet (« Les Raison de la représentation ») et Alain Badiou (« Politics and philosophy ») sur le partage des pouvoirs, les interrogations liées à l’appréhension de la démocratie dans les sociétés contemporaines, ou au discrédit qui affecte l’espace public.
Ainsi, Les Cahiers de la Torpille, forts d’une diversité de voix et d’opinions se posent-ils en contre-institution en réhabilitant l’entretien comme moyen de confrontation des points de vue – tout en préservant la dimension d’écoute mutuelle inhérente à cette forme de prise de parole –, même si, comme le notait Roland Barthes dans Le Bruissement de la langue, cette forme de réflexion trouve sa limite dans son principe, l’écriture commençant là où la parole devient impossible.


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