L’Inactuel

par Nicolas Roussellier
1994, in La Revue des revues no 17

Cette nouvelle revue aura d’emblée la sympathie de tous ceux qui aiment les lectures en forme de chemins croisés. Elle refuse avec force dans son manifeste d’ouverture de se présenter comme la revue d’une « discipline » – la psychanalyse. Mais récuse tout autant un projet d’interdiscipline, de faux mélange et de juxtaposition. Le propos est clairement unifié autour de la notion de l’« inactuel » et de la signification ou la charge que la psychanalyse a donné au terme. C’est la nécessité même de concevoir l’inconscient par et dans l’inactuel qui justifie la manière d’aborder les sujets inscrits dans le temps, celui d’un passé qui fait encore actualité dans le présent ou celui d’une actualité que l’urgence rattache à tout ce qui est « persistant ».
Le premier numéro est ainsi consacré aux « guerres». Thème de démonstration pour le projet de la revue puisque Freud y avait consacré plusieurs textes métapsychologiques, notamment ces « Considérations actuelles sur le guerre et sur la mort » de 1915, parce que notre actualité en fait resurgir la présence et la permanence, parce que le sujet lui-même, bien entendu, est comme un cas d’école qui relierait, dans un temps toujours actuel, la Nature (la pulsion de mort) et la Culture. La teneur de ces premiers articles démontrent nettement la réussite du projet. Entre une ouverture sur un texte magnifique de René Daumal – ouverture ironique de L’Inactuel appelant à la « guerre sainte » mais dans le contexte de… 1942 – et des articles de fond de Jacques Rancière (« la place masquée de la guerre chez Proust »), Nicole Loraux (« la guerre de Troie derrière les héros »), Alain Touraine (« Les sociétés deviennent plus guerrières que les états, la guerre devient civile et générale ») ou Marie Moscovici (« l’actualité du questionnement de Freud sur « pourquoi la guerre » »), l’aspect de convergence, de jeu de réfraction des points de vue, l’emporte totalement sur les risques de diffraction et de dispersion. La littérature est convoquée, les écrits de Freud et sa correspondance avec Einstein sont convoqués, le cas des guerriers de L’Iliade, celui des combattants de l’iconoclasme byzantin comme celui des violences urbaines et civiles d’aujourd’hui sont convoqués, et le tout produit bien, à lire l’ensemble, non pas un simple effet de correspondances incidentes mais un véritable travail sur la notion passé-présent de la guerre. Que le numéro se conclue par un entretien (Alain Joxe interrogé par Marie Moscovici) assez échevelé mais bouillonnant de réflexions urgentes (le spectre d’une violence guerrière qui se diffuse tout azimuts par le biais des conflits identitaires), ne fait qu’ajouter à la convergence et la force du propos.
Demeurent cependant des interrogations sur le fond même du projet « inactuel ». Une revue peut-elle vivre sur le pari d’être à la fois dans le hors-champ des disciplines universitaires et dans le champ magnétique de la psychanalyse, le champ supposé ou invoqué d’une attirance spécifique pour le type de questionnement (de la psyché comme de la Culture) propre à la psychanalyse ? Si oui, la revue pourra-t-elle deux fois l’an, rééditer des sujets aussi « parfaits » sur le plan de leur « inactualité » que la guerre, les guerres ? La réussite d’un tel propos, on la souhaite bien entendu pour la revue elle-même et son équipe mais aussi pour le sens de toute aventure revuiste : susciter, confronter plutôt que rendre compte ou refléter.


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