par Roberto Nigro
2000, in La Revue des revues no 28
Multitudes, revue culturelle et politique, recueille les expériences diverses nées, pour la plupart, du désir de reconduire une communauté de pensée qui s’était constituée un temps autour de la revue Futur antérieur. Elle fait sienne une formule de Michel Foucault, consistant à dire qu’en dehors de toute totalisation, à la fois abstraite et limitative, il s’agit d’ouvrir des problèmes qui prennent la politique de revers, traversent les sociétés en diagonale et sont tout à la fois constituants de notre histoire et constituées par elle. De la politique à l’art, de l’histoire à la philosophie, les sept rubriques de la revue traversent des thèmes différents à la recherche de la charge subversive des mouvements de la société. Multitudes explore la transformation en acte dans la culture, dans la théorie, dans la politique. Elle ne s’arrête pas à la critique des formes de la domination, mais, faisant également sienne la critique nietzschéenne du ressentiment, préfère l’affirmation résistante et constituante de modes d’existences multiples. Ce qui veut dire aussi refuser l’idée de l’existence d’une domination absolue.
Le renvoi à la formule de Foucault n’a pas seulement valeur d’exergue : Multitudes consacre son premier dossier au thème de la bio-politique et du bio-pouvoir. Cette hypothèse concernant les transformations du pouvoir à partir du XVIIIe siècle – notamment formulée par Foucault – avait été analysée dans certains textes de Futur antérieur : « La bio-politique en est venue à désigner […] un processus positif de subjectivation alternative qui s’attesterait dans l’actualité des luttes. Nous avons voulu mettre ici à l’épreuve cette inversion sémantique et nous interroger sur ses effets » (p. 11). Par ailleurs, il ne s’agit pas d’inscrire cette réflexion dans la seule trajectoire foucaldienne, car les auteurs remarquent aussi l’insuffisance de réponses claires données par Foucault au sujet de ce qu’on entend par le mot vie. Bien que Foucault ait saisi « puissamment » l’horizon bio-politique de la société et qu’il l’ait défini comme un champ d’immanence, il n’a pas réussi à « appréhender […] la dynamique réelle de la production dans la société bio-politique » (p. 22, M. Hardt et A. Negri). C’est pourquoi, dans une série d’interventions différentes, on prend acte de la centralité de la vie et de la place croissante qu’occupent les questions de biologie et d’environnement dans le débat politique. Il est question aussi du bio-pouvoir comme combinatoire d’affects, à la fois subis mais également actifs par leur investissement dans le travail et la production de richesse (M. Lazzarato), et du bio-pouvoir, chez Foucault, comme la forme la plus moderne de ce qu’il aurait nommé police (J. Rancière). D’autre part, le thème du bio-pouvoir se trouve également au centre de la réflexion sur le fondement du pouvoir politique, comme mise à l’écart du droit d’y participer. Ce qui ramène le débat au thème de l’exclusion, du camp et de la politique nazie, en suivant les marges du discours de Giorgio Agamben.
Le thème de la production et de la coopération immatérielle, qui avait été au centre de la réflexion et de l’expérience de Futur antérieur, traverse le champ de la rubrique appelée « Mineure ». Placée hors champ se trouve la confrontation Badiou / Deleuze avec un article écrit par Badiou même, où le philosophe rappelle ses points de divergences de l’œuvre de Deleuze. Un insert sur les événement de Seattle vus du Brésil enrichit ce numéro.
Multitudes se présente ainsi comme un lieu actif de débat, de recherche et de production nouvelle de concepts. Elle se nourrit d’un travail commun mené par une communauté de pensée et de la collaboration d’une rédaction internationale. Ce qui fait, une fois de plus, que l’enjeu du discours se déplace au niveau mondial.