par Éric Dussert
2014, in La Revue des revues no 52
« Imprimer internet avant que ça ne s’arrête », c’est le programme général de Nichons-Nous dans l’internet, une revue qui mise sur le papier pour aborder la question de la technologie électronique et du réseau, et mettre en valeur l’interaction homme/machine. Quelle que soit la configuration de la publication – pas de rédaction mais trois directeurs et une flopée de collaborateurs –, il semble que l’on doive se tenir sur ses gardes depuis que le jeu typographique de couverture nous a mis sous le nez ce « Nichons » que nous ne saurions voir sans imaginer qu’il cache – forcément – un dessein religieux. Et nous ne nous étions pas trompé : la révérence et l’évidence avec laquelle le Réseau est traité prouve qu’il s’agit certainement d’une divinité, servie par seize prêtres et leur seize acolytes responsables des fumigations graphiques en seize messes destinées à assouplir les mânes électroniques. Cela peut faire réfléchir car avec Nichons-nous dans l’internet – comme dans les jupes de Dieu –, on se trouve pourtant à l’évidence face à un projet malin. Probablement pas iconoclaste cependant. Ce projet consiste à réintroduire dans la sphère du papier ce qui va disparaître de la sphère du ouèbe – béni soit son nom. C’est malin et autoprotecteur, mais est-ce à dire que les générations qui pensent avoir touché le Graal avec la trinité www déchantent déjà ? On leur a promis la lune et les satellites jonchent le sol. Les espoirs en un grand savoir partagé sont donc réduits en poussière ?
Dès la première livraison de Nichons-nous dans l’internet, et au-delà des efforts mémoriels déployés et du caractère constructif de certaines des réflexions qui y sont menées, il reste en effet une tenace impression de… nostalgie. Certes, l’angoisse du vide n’a pas poussé les trois directeurs à imaginer un projet aussi absurde que la reprise en version imprimée de toutes les pages de wikipedia au format A4 : Nichons-nous fait tout au contraire l’éloge du vivant en offrant des contenus variés : de la pub (celle-ci tout à fait ironique : « Nous avons décidé de soutenir ce magazine avec une page de publicité, mais notre amour de la culture web a trouvé de meilleures voies pour s’exprimer »), beaucoup de textes et d’illustrations, une artiste du net-art (Olia Lialina, avec des questions aussi délicieuses que « Concernant vos archives de Géocities, pourquoi avoir fait le choix d’un Tumblr pour en diffuser les screen-shots ? » ), une artiste qui n’est pas du Net-art (la chanteuse Diane Tell), un rapide survol de l’histoire des réseaux interconnectés, les photos de quinze joueurs du PSG postées sur Instagram, l’effet socio-culturel d’internet en la prison, bientôt suivi d’un rappel de la délicieuse mystification qui durant onze ans courut dans les boîtes de messageries à propos d’idéelles caisses de champagne offertes par Veuve-Clicquot, des dessins de modulateurs et démodulateurs (en couleurs), des photos de mains sur des claviers, le flicage par les états espions, etc. Autrement dit une grande variété de propositions, mais un sentiment de déjà vu qui culmine dans l’entretien avec Édith, reportage sur « les vieux » qui « se mettent à l’ordinateur ».
Au terme de la livraison, on constate que le champ électronique offre de réjouissantes possibilités au papier – qui en profite pour réaffirmer sa position technologique et son infinie ressource. Un schéma informatique est un support graphique qui, à l’instar de ces lignes de niveau rouges qui inspiraient les films de jeunesse de Peter Greenaway (il les faisait parcourir par son personnage Tulse Lamper), peuvent fonctionner comme des song-lines. De quoi trouver des perspectives singulières au cœur de la problématique que s’est choisie Nichons-nous dans l’internet, revue pleine de promesses. N’existe-t-il pas d’ailleurs des « archives du net » où s’entassent mille sites disparus, mille produits désuets, des tentatives artistiques inouïes désormais enfouies, des projets d’interfaces délirantes, des moteurs de recherches défunts qui ont beaucoup à apprendre au réseau vivant ?
On attend avec curiosité la prochaine livraison de cette publication dont on devine qu’elle peut dénicher dans un web toujours renouvelé, commercial ou non, ouvert aux inventions fragiles, aux idées avec ou sans avenir, aux initiatives gratuites et éphémères, celles qui donnent du sel à la vie et au web, ce sel qui donne de la même manière aux revues leur goût et leur intérêt.