par Éric Dussert
2003, in La Revue des revues no 34
Étranges, dépaysantes Nouvelles Hybrides ! Concoctées à Châteauroux plutôt qu’en un port maritime, ces îles fortunées composent une « revue d’(h)art in-contemporain […] car ce qui est digne d’intérêt dans l’art contemporain va à contre-courant de l’époque ». On s’aperçoit vite qu’elles n’appartiennent ni à l’archipel de la fiction française contemporaine, non plus qu’à la pure critique et que leur sens de l’actualité n’est pas des plus conventionnels. En fait, les Nouvelles Hybrides forment un monde à part. À l’instar d’une revue comme R de réel, elles fonctionnent de manière autonome sans souci des formes traditionnelles ou des plis rédactionnels bien marqués.
Leur déclaration d’intention est sans ambiguïté : nous avons entre les mains « une revue illustrée d’(h)art et d’istoire de l’(h)art in-contemporain, donc, en même temps qu’une revue de poésie humoristique (moins ou plus drôle), de philosophie philubrique, de théologie avec diables au logis, de mystique explosée, de nihilisme joyeux, de bibliophilie erratique, de critique médulaire, de méta-images, de ‘pataphysique électronique, de transcendantalités minuscules et d’infinimitésimalités transfinies. » Et c’est peu dire. Car on constatera plus loin qu’il s’agit aussi d’une publication « universaliste » mais « déséparatrice, où l’on reprend tout à zéro en prenant en compte le Tout, le Rien, et tout ce qui n’est pas ceci ou seulement cela. » Et c’est avec une phrase de Picabia que l’on met pied à terre, lequel déclarait « dans ce monde laissé pour compte, il n’y a plus que des spécialistes. Les spécialistes séparent l’homme de tous les autres hommes. »
Il n’y a cependant aucune inquiétude à avoir : les autochtones sont civils quoique farouches, certainement pas belliqueux. Ils arborent une maquette riche, et même foisonnante, ainsi que des typographies polychromes tout à fait étourdissantes (la création graphique est de Ladislav Hapr).
Lorsque l’esprit s’est accoutumé à ces couleurs et à ces rythmes, il réalise que les pages qu’il contemple rappellent à s’y méprendre l’esthétique développée par les éditions du Paréiasaure Théromorphe et celle des publications du premier collège de ‘pataphysique (haute époque) dont l’esprit semble régner sur ces terres. Pseudonymes foisonnants, doctrines folichonnes – telle l’« anarpatagraphie » développée par Vincent Puente dont nos lecteurs voudront bien s’informer par eux-mêmes – et fantaisies nombreuses, les Nouvelles Hybrides sont un continent imaginaire où les voyageurs un tant soit peu curieux pêcheront des poissons étranges et un corail de tout premier choix.
À ce propos, le sommaire de la première livraison, rendant compte d’une journée d’étude organisée en mai 2002 au Musée d’art et d’histoire de Saint-Denis intitulée « (très dramatique question) « Qui a peur des livres monstres ? », fait écho aux questions soulevées par la publication en 1997 du livre d’Anne Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste (Jean-Michel Place, 1997) salué ici encore pour ses vertus documentaires et synthétiques. Mais qu’est-ce qu’un « livre monstre » ? Si l’on en croit les experts réunis sur l’archipel, le livre monstre existe en opposition au livre d’artiste « où il n’y a plus rien à lire ni à voir ». Le « livre monstre » regroupe des livres « essentiellement uniques », c’est-à-dire irréductibles à quelque genre que ce soit, et non répétables. On pourrait ajouter qu’« entre poésure et peintrie », ils saturent avec toute l’excentricité possible, le fond et la forme du livre. Quelques experts et praticiens apportent leurs lumières : François Righi et Jean Dupuy, créateurs de livres monstres (le premier a donné une très bonne traduction de La Terre gaste de T. S. Eliot par Michèle Pinson en coédition avec les éditions Adélie), Vincent Puente et Guillaume Dégé (Éditions des 4 mers), Julie Arnoux enfin au sujet du livre illustré de bibliophilie contemporaine.
Bien sûr, nous regrettons que ce compte-rendu ne permette pas d’offrir quelque illustration explicative puisque les bizarreries bibliographiques ou -philiques dont il est question sont graphiquement remarquables mais des articles critiques consacrés à des livres monstres récents, comme les Sept Chrysalides de l’extase du Retoqué de saint-Réac, folie typographique et satirique rééditée par les éditions Fornax cette année, permettent de se faire une idée de la richesse de l’imagination humaine. « L’éléphantologie » mise au point par Pascal Varejka dont on espère déjà le développement sur « L’éléphant triomphal » de Ribart, permet d’apprécier en outre la variété des sujets abordés. Et pour conclure sur une note très sérieuse, nous citerons le spécialiste Étienne Cornevin qui, « accessoirement, [se demande] pourquoi il n’y a pas de critique des « livres d’artiste » [et constate que] le “monde de l’art” est peuplé de gens peu articulés, très portés sur l’amnésie, et complètement déboussolés par la succession des nouvelles tendances, ne peut fonctionner que “j’aime/j’aime pas”, objectivé éventuellement en “c’est génial/c’est nul” […] – surtout : le gros de ce qui se crée dans ces domaines manque de nécessité, on ne critique pas les “livres d’artiste”, la poésie contemporaine [ce point-là reste à voir, ndr] ou l’art contemporain parce qu’on n’en a pas besoin. »
Il est certain, en revanche, que l’on tient désormais à savoir à quoi ressemblera la prochaine île des Nouvelles Hybrides.