par Jérôme Duwa
2015, in La Revue des revues no 54
Un torse bleu phosphorescent, un bras levé et un visage masqué émergent à peine de la presque nuit d’un fond violine. C’est une photographie retravaillée du spectacle chorégraphique Ciguë d’Éric Arnal Burtschy qui fait la couverture de cette revue d’ample format consacrée à ce que l’art d’aujourd’hui peut offrir de moins facile à classer dans une catégorie toute prête.
Rendez-vous est aussi l’expression d’un goût, celui du critique d’art et écrivain Michel Nuridsany qui observe depuis les années 70 la scène artistique française d’un œil aguerri, avec ce point de vue de l’amateur du Caravage prenant un plaisir particulier à voir « mêler l’obscurité et la clarté, l’obscène et la féerie ». Qui s’en plaindrait alors qu’on a trop souvent le sentiment en lisant les revues d’art bien connues que la phraséologie tirée d’un sac théorique haute couture tient lieu de jugement et se substitue à la capacité de s’émouvoir sans acrobaties ampoulées.
L’ancien galeriste Éric Fabre le dit clairement en adressant à son ami Michel N. sa Lettre de Bruxelles : « Tu as réinventé la critique positive parce que, au milieu des années 70 c’était terrible, ça théorisait à tout va et ça débinait partout ».
Chacun des dix artistes est d’abord présenté par le rédacteur en chef avec cette « générosité » qui le caractérise et la revue se donne ensuite tout l’espace et les moyens nécessaires (un grand entretien, des analyses, des témoignages), dont de très belles photos, pour faire vraiment avancer le lecteur dans la compréhension d’une œuvre exigeante, perturbant nos codes et nos attentes d’automates.
Si on n’a jamais vu de peintures de Carlos Kusnir, si on n’a jamais assisté à un spectacle d’Éric Arnal Burtschy, si on n’a jamais feuilleté le livre de gravures sur bois d’Adolpho Avril et Olivier Deprez à la marge de la BD, si on n’a jamais regardé un film de Viviane Perelmuter ou écouté une pièce de Yann Robin, il y a fort à parier qu’après lecture de Rendez-vous, on ait envie de faire ces expériences dès que l’occasion s’en présente.
Sauf exception (comme pour Annie Zadek et Viviane Perelmuter), le principe de Rendez-vous est de favoriser les ren-contres entre artistes ; ainsi, le cinéaste Gaspar Noé (Irréversible) s’entretient avec le peintre Kusnir, qui lui est proche de longue date. Pierre Guyotat est présenté par le documentariste Jacques Kebadian qui l’a filmé de nombreuses heures et le comédien et metteur en scène Stanislas Nordey raconte sa fréquentation assidue de cette langue à part dans la littérature, et en particulier son travail sur Prostitution. Claude Lévêque nous livre une série de photos de Detroit véritablement mise à sac et mêle ses phrases à celles du rapeur Eminem : paroles-blessures et descriptions méticuleuses qui éventrent le réel comme ce vieux fauteuil en similicuir qui traîne au beau milieu de ruines de l’immense ville industrielle du Michigan.
Alain Fleischer construit la fiction de sa rencontre avec le compositeur d’Inferno, de Vulcano et de Fterá à la recherche du « bruit blanc », comme Soulages poursuit l’outrenoir. Les grands feuillets de sa partition de Monumenta sont traversés par un frisson et le regard du profane les parcourt avec le pressentiment de vibrations inouïes.
Tous ces premiers rendez-vous ont su attiser notre curiosité : on attend avec hâte les suivants…