par Alain Giffard
1995, in La Revue des revues no 19
La mécanique lyrique ? La littérature comme ingéniérie, les choses littéraires désacralisées, déhiérarchisées, étalées comme matériau, ou « pièces détachées », avec les notices techniques de leurs différentes opérations de fabrication, et l’accompagnement d’une critique petite mais teigneuse de l’objet sublime poétique.
Entrez par la table : 420 pages, 37 textes, 39 auteurs sont rassemblés ici, dont Valère Novarina, Christian Prigent, Jean-Luc Nancy, Bernard Stiegler (détourné), Harry Matthews, Dominique Fourcade, Emmanuel Hocquard, Jacques Roubaud, Jean Echenoz, Giorgio Agamben, Pierre Alferi et Olivier Cadiot qui dirigent la revue. Entrez par l’index : la liste des opérations, ce qu’on appelle en informatique des spécifications ; regroupées, elles formeraient un procédé comme le cut-up ; on cherche ici à les saisir dans leur moment logique de traitement de l’objet littéraire. Il y en a 48 à la lettre S : « scanner, signer, standardiser, stéréoscoper. » Une seule couvre l’ensemble du numéro : « déhiérarchiser ».
Croisez table et index : la plus grande diversité technique serait chez Jacques Roubaud (« Hypothèse du compact »), la frugalité chez Jean Echenoz (« Pourquoi j’ai pas fait poète »).
Si vous préférez entrer dans la revue par les adversaires qu’elle se reconnaît (ils sont peu nombreux, c’est une revue moderne, tolérante), en voici un état, non certifié : Monsieur Malcius de Niconè, et Madame Rufa de Pulica, romains de l’antiquité (des fascinantes formules de « défixion » traduites par Daniel Loayza), les « artisans fétichistes, conservateurs de formes et de savoir-faire » (des noms sont proposés), les ex-iconoclastes qui soit/soit (autre engeance, autres noms), le bourgeois européen possesseur d’un stéréoscope, l’écrivain « envoyé spécial dans l’indicible – et qui appose son copyright sur les extrêmes » (Georges Bataille-GB semble relever des deux qualificatifs et comme tel mérite bien la critique que lui adresse Giorgio Agamben-GA dans un texte « La vie nue » qui prolonge « Forme-de-vie », paru en 1993 dans Futur antérieur et boucle, matériellement et théoriquement, 1e numéro).
Dans l’ensemble, la Revue de littérature générale fait ce qu’elle dit. Elle est revue. Les textes correspondent bien au plan de charge introductif qui en est le manifeste ; ils échappent, peu de peu, à la contribution demandée. Elle est de littérature. Si la démonstration d’une théorie technique, c’est un objet technique, le produit d’une telle « science-fiction » littéraire devrait être des textes littéraires. Bien honnêtement, la Revue de littérature générale propose de la littérature. Par « générale », il faut entendre ici « qui ne s’arrête pas aux oppositions roman/poésie, lyrique/formel… » ; peut-être aussi une tendance à l’extensif, à la collection, sensible dans la diversité des objets, techniques et arts que la littérature dans cette revue caresse.
« Revue de littérature générale » est donc le titre de cette nouvelle revue, publiée par les Éditions P.O.L, dont elle accueille plusieurs auteurs. « La mécanique lyrique » est le titre du premier numéro, et celui du texte que cosignent Pierre Alferi et Olivier Cadiot. Ce texte assure, non pas à lui seul la cohérence de la revue, mais sa consistance éditoriale comme revue littéraire. Curieusement, il figure dans la table, mais pas sur la dernière de couverture qui mentionne tous les autres. Il introduit pourtant doublement au numéro et à la revue. C’est une entrée à rebours, au ralenti, appliquant au projet général de la revue l’approche du premier numéro : la Revue de littérature générale semble produite par la mécanique lyrique. Il y aura une théorie par numéro, une théorie « fictive, jetable ». La mécanique n’est pas votre fort, vous souhaitez un peu d’âme, d’énergie, de cinéma, le numéro suivant sera pour vous. Après les pièces détachées, la Revue de littérature générale traitera, comme un hommage à Calvino, de vitesse et de mobilité.
Les bibliothécaires et bibliographes vont s’énerver avec cette chose imprimée qui se dénomme revue, mais semble réfractaire à tout l’appareil de renseignement et d’autorité qui sert aux jeunes revues de calmant à leur anxiété. « Livraison » correspondrait le mieux à ce signalement hybride, liquide.
L’objet est lui-même honnête, roboratif, sécurisant, et formellement adapté au thème « pièces détachées » : il ressemble à l’inoubliable catalogue de Manufrance. La mise en page cite les tics des nouvelles présentations électroniques mais reste d’une extrême sagesse typographique : c’est le bon goût français auquel nous sommes tous sensés adhérer. La Poste a bien raison de soutenir des écrivains plutôt que des skippers qui se disputent et perdent les régates. J’imagine qu’on doit à une quelconque ligne de « soutien et promotion de la culture de l’écrit » le prix modique de la revue : 50 F.