par Jacqueline Pluet-Despatin
1997, in La Revue des revues no 23
Les études arméniennes sont anciennes en France, puisque dès le XVIIIe siècle, la monarchie se mit à l’écoute des minorités chrétiennes de l’Empire Ottoman et de leurs aspirations émancipatrices, ce qui était une façon, par le biais des missions catholiques, de favoriser le commerce royal. Les préoccupations économiques ne furent pas non plus étrangères à la création en 1822 de la Société asiatique, patronnée par des ministres du Roi convertis à l’idée que pour conquérir l’Orient, il fallait en connaître les langues et les peuples. Les études arméniennes trouvèrent ainsi un accueil dans le Journal asiatique, jusqu’à ce que le drame arménien des années de la Grande guerre, puis la naissance d’une nation arménienne intégrée en 1920 à l’Empire soviétique suscitent la naissance d’institutions spécifiques d’abord la Société des études arméniennes fondée le 9 janvier 1920 par le linguiste Antoine Meillet, ancien professeur d’arménien à l’École des langues orientales puis titulaire de la chaire de grammaire comparée au Collège de France, entouré de diverses personnalités dont l’helléniste Victor Bérard et les byzantinistes Charles Diehl et Gabriel Millet ; ensuite, la Revue des études arméniennes, créée la même année par Émile Benveniste, futur successeur de Meillet au Collège de France et par Haïg Berberian.
Cette revue existe toujours et couvre un champ d’études traditionnellement orienté vers la philologie et l’histoire de l’Arménie ancienne jusqu’au XVIIIe siècle. D’où l’idée de créer un lieu neuf, ouvert à l’interdisciplinarité, ouvert surtout sur la période moderne et contemporaine. À l’issue d’une journée d’étude tenue en juin 1992 à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) à Paris, les participants se sont ainsi proposé de fédérer en un réseau, enseignants et chercheurs français du domaine arménien. La nouvelle Société des études arméniennes fondée symboliquement le 9 janvier 1993, renoue ainsi avec son illustre devancière, en faisant sien le nouveau champ d’études qui s’est développé depuis la première guerre mondiale. L’association se propose de favoriser une synergie entre diverses entreprises qui vont de l’animation d’un séminaire, lequel se tient périodiquement à Paris à la Maison des sciences de l’homme, à la publication d’un bulletin de liaison, d’une collection et d’une revue en principe annuelle dont le premier tome a paru en 1994 et le tome 2 en 1995-1996.
Revue d’association donc – solution courante lorsqu’il n’y a pas de maison d’édition à la clé – la Revue du monde arménien moderne et contemporain est financée par les cotisations de ses adhérents et pour la première livraison, par le soutien de l’INALCO et de l’Union générale arménienne de bienfaisance. Afin de préserver l’intégrité du projet initial des fondateurs, l’association s’est entourée d’un grand luxe de précautions concernant l’organisation des structures rédactionnelles : le secrétaire de rédaction, chargé de la coordination du numéro annuel, est élu par l’assemblée générale sur proposition du conseil d’administration, de même que le comité de rédaction, dont font partie de droit le secrétaire de rédaction et le président du conseil d’administration et qui doit refléter la multidisciplinarité de la revue ainsi que les différentes problématiques qu’elle accueille. Garant de la qualité scientifique de la revue, le comité de rédaction doit se réunir au moins quatre fois par an. Lorsque la réalisation d’un numéro thématique est confiée à un éditeur scientifique, la coordination administrative et technique du volume reste de la compétence du secrétaire. En théorie, le sommaire proposé par le secrétaire de rédaction ou l’éditeur scientifique doit être approuvé et même voté par le comité de rédaction, promu au rôle de véritable petit parlement. Cet idéal démocratique pourra-t-il survivre aux passions qui traversent la vie des revues, même celles marquées au sceau du sérieux académique ?
Ces deux premiers tomes, d’environ 160 pages chacun, offrent l’image d’une revue sobre, voire austère, sans recherche esthétique, mais claire et bien imprimée. La première livraison s’ouvre sur un court avant-propos expliquant la naissance de la revue par le besoin d’un lieu de réflexion et de débat que rendent nécessaire le renouveau des études arméniennes et l’accroissement du nombre des universitaires et des chercheurs. En principe francophone – elle fait pendant à l’Armenian review anglo-saxonne – la revue peut néanmoins publier des contributions en langues étrangères et il est prévu qu’aux numéros annuels, s’ajoutent des numéros spéciaux, thématiques, pouvant faire l’objet d’une diffusion distincte.
La revue s’organise en deux parties, « articles et études », « documents ». Le sommaire du premier volume, où domine l’histoire politique et religieuse, semble assez peu caractéristique du projet éditorial, avec ses trois contributions en anglais et un ensemble d’articles, où la période contemporaine et le temps présent font pâle figure : dans la première partie, deux articles sur l’époque moderne (XVI-XVIIes siècles), deux portant sur le XIXe siècle (deux figures de la communauté arménienne ottomane) et un sur le XXe (en anglais) à propos de l’engagement de l’armée turque dans le génocide, suivi du compte rendu d’un ouvrage turc récent sur la question arménienne. Dans la partie « documents », un regard sur Erzeroum en 1891 à travers la correspondance d’un agent consulaire italien et la publication annotée du Report of Committee on Armenian Atrocities (1915), élaboré à partir des archives du Département d’État à Washington.
Dans le second volume, plus représentatif par sa diversité du programme éditorial, les articles portent résolûment sur la période contemporaine, avec notamment une étude sur le rôle des Arméniens dans l’apparition des partis communistes syrien et libanais durant les années 20 et 30, et un document politique surprenant : la présentation et la publication bilingue d’un rapport secret de Béria sur l’église arménienne (1930). Un article sur l’intervention européenne en Crète (1896-1899) qui retrace les premiers pas du droit d’ingérence humanitaire témoigne de l’ouverture, nécessaire, du champ de la revue. Hormis un retour sur les Arméniens catholiques de Smyrne aux XVIII et XIXes siècles, la langue et la littérature arméniennes bénéficient d’un traitement privilégié, avec le plus intéressant pour nous : une étude sur l’expérience collective que fut la revue littéraire arménienne Menk (« Nous »), dont les cinq numéros furent publiés à Paris entre avril 1931 et fin 1932. Une revue qui fut l’expression d’un groupe d’écrivains que tout divisait, les conceptions politiques comme l’interprétation du passé, et qui se disloqua après le deuxième numéro.
L’intérêt de l’article de Krikor Baladian, qui est tiré de sa thèse sur Cinquante ans de littérature arménienne en France (1995) est de mettre l’accent sur le manifeste, geste fondateur s’il en est, de la revue : or dans Menk, point de manifeste en tant que tel, ou manifeste sans manifeste, qui se contente, au grand dam de la critique, d’annoncer la préparation d’un manifeste futur, quand viendra l’heure de la véritable révolution littéraire.
Si la revue veut par la voie de la littérature être une patrie de l’esprit et un rassemblement de l’arménité, elle ne peut manquer de s’interroger sur la manière de créer et définir ce territoire symbolique, cette nouvelle nationalité. Et c’est sur cette question de la définition de l’homme arménien nouveau, homme sans terre, assimilé ou différent, en révolte contre les pères ou fidèle aux ancêtres, tourné vers l’Orient ou l’Occident, qu’achoppe la revue. Lieu déchiré par l’exil, celle-ci ne réussit pas à cimenter une communauté impossible, et se replie, avant de disparaître, sur une forme éditoriale minimum, la « revue-recueil », aveu d’un échec annoncé.
Il manque encore à la Revue du monde arménien, pour satisfaire aux canons académiques, les résumés (en trois langues !) des articles et l’on peut regretter l’absence d’une chronique de la vie scientifique ainsi qu’une rubrique de comptes rendus d’ouvrages et d’articles. À cela, il est loisible de répondre que la production imprimée en Arménie s’est effondrée et que la littérature, dans un domaine aussi étroitement spécialisé, n’est guère foisonnante. Selon un avis autorisé, l’ouverture comparatiste de la revue fait partie de son programme.