par Claire Paulhan
1995, in La Revue des revues no 20
En octobre 1947, un numéro spécial de la revue Fontaine sur les tendances nouvelles de l’avant-garde avait intronisé Sarane Alexandrian – jeune écrivain de vingt ans « à la recherche de sa génération comme celle de la réalité même » (Max-Pol Fouchet) -, comme le plus sûr disciple d’André Breton ; dès le printemps suivant, René Renne et Claude Serbanne en faisaient le « théoricien no 2 du surréalisme » (Cahiers du Sud).
Malgré ces débuts prometteurs et jalousés, l’activisme d’Alexandrian au sein du mouvement surréaliste n’allait pas durer deux ans… Pourtant, en novembre 1947, André Breton avait annoncé à ses proches que Gaston Gallimard lui avait proposé de lancer une revue qui serait au surréalisme ce que Les Temps modernes (imprimés au début rue Sébastien-Bottin) étaient à l’existentialisme : « Aussitôt tout le groupe, raconte Alexandrian dans son autobiographie, L’Aventure en soi (Mercure de France, 1990), se mobilisa pour trouver un titre, et Breton suggéra celui de Supérieur inconnu, inspiré du martinisme (système occultiste créé sous la Révolution française par Louis-Claude de Saint-Martin), où le qualificatif de « supérieur inconnu » correspondait au plus haut grade de l’initiation. » La référence ésotérique de la future revue ne plut guère à ceux qui, comme Jean Ferry, voyait toujours dans le surréalisme, même après la seconde guerre mondiale, un mouvement libertaire et égalitaire de la pensée… André Breton nomma un directeur, Henri Parisoc, et un comité de rédaction, composé de Sarane Alexandrian, Henri Pichette et Claude Tarnaud.
Marcel Jean dessina la maquette du premier numéro qui devait comporter, entre autres, des textes sur les Poésies complètes de Hans Arp, un hommage à Malcolm de Chazal… Mais la revue, jugée trop coûteuse par Gaston Gallimard, ne vit pas le jour : ses membres se désunirent et certains d’entre eux fondèrent alors Néon, avec le poète praguois Jindrich Heisler, avec Toyen, Lucienne Thalheimer, Véra Hérold, revue qui allait s’opposer théoriquement à celle de Noël Arnaud, Le Surréalisme révolutionnaire… En octobre 1948, Alexandrian, Brauner, Tarnaud, Jouffroy – ayant refusé de signer la motion dénonçant le peintre Matta, amant de la femme du peintre américain Arshile Gorky qui venait de se suicider -, furent exclus du groupe surréaliste par Breton et Péret.
Quarante-sept ans plus tard, Sarane Alexandrian (entre-temps réconcilié avec le chef de file du mouvement surréaliste) redonne vie au titre inventé par André Breton et imprime la première livraison de Supérieur inconnu, revue littéraire trimestrielle dont il est le directeur. « Cela ne veut pas dire que nous revenons en arrière et que nous avons la moindre nostalgie du passé, écrit-il dans son manifeste, au contraire, puisque déjà à l’origine Supérieur inconnu devait être la revue de l’avenir, nous annonçons en ressuscitant ce titre notre esprit d’ouverture au XXIe siècle, en fonction duquel nous procédons à une révision générale des valeurs. » Le comité de rédaction est formé de ses amis de la dissidence surréaliste, Jean-Dominique Rey et Alain Jouffroy (signataires autrefois du tract « À la niche les glapisseurs de Dieu ! »), auquel Michel Bulteau, « poète électrique » de la génération suivante, s’est joint.
Dans chaque numéro, un écrivain « injustement méconnu » sera mis en lumière dans la rubrique « Celui qui sort de l’ombre » : aujourd’hui Claude Tarnaud (1922-1991), venu au surréalisme par Yves Bonnefoy avec qui il fonda La Révolution la nuit, confrère ès dandysme d’Alexandrian, d’Alain Jouffroy et de Stanislas Rodanski à la fin des années quarante ; des fragments de son Journal du scorpion, divers poèmes et textes, dont Le Joueur blancvêtu écrit en 1948 sur les pages de son passeport, des lettres, des photographies aident à composer le portrait fragmentaire d’une personnalité provocatrice, qu’André Breton avait remarquée. Supérieur inconnu présentera également des « poètes de demain (et non plus d’aujourd’hui) » [Samuel Dudouit], des « éclats », instaurant une « hypercritique des livres et des spectacles » (Malek Abbou, Pablo Duran, Jean-Dominique Rey, etc.). Il y a même une rubrique « Désirs de femmes », consacrée, sans ironie aucune, à « diverses expressions hardies de la sensibilité féminine » (en l’occurrence : le parcours de Dominique Stella, free lance curator à Milan ; une nouvelle de Laurence Pythoud ; une photographie d’épouvantail andalou par Rosa Dausset ; des « dessins improvisés » de Madeleine Novarina, femme d’Alexandrian ; un entretien avec le peintre Heloisa Novaes). Bien. « Enfin les articles traiteront, sans les formes réductrices de l’esprit universitaire ni la forfanterie de la fausse avant-garde, de sujets se rapportant à l’établissement de la Gnose moderne, c’est-à-dire d’une activité de connaissance impliquant aussi bien la philosophie occulte et l’érotologie que l’analyse des principaux systèmes d’évaluation du réel. » Il semble qu’il faille ranger dans ce domaine aux contours intellectuels mouvants les textes liminaires d’Alain Jouffroy, de Jean-Dominique Rey, de Michel Bulteau ; mais aussi les extraits de l’un des « cahiers de réflexion » d’Alexandrian, ainsi qu’un texte très étonnant, « Comment tenter l’impossible en littérature », dans lequel il envisage, « comme la plus extraordinaire des entreprises littéraires celle d’un écrivain qui, par défi, au lieu d’écrire le moindre livre de son cru, se contenterait de réaliser les meilleurs projets que les grands écrivains du passé ont laissé inaccomplis »… Pour illustrer ce premier numéro-manifeste, quelques dessins de Victor Brauner, Matta, Jacques Hérold, Bruno Mathon, des portraits photographiques de Carlos Freire.
Dans ces premières pages de Supérieur inconnu, la théorisation du post-surréalisme exclusif fait la part belle à l’autocélébration au cour de l’histoire littéraire (avec sa toute petite hache). Mais la revue sera le théâtre, selon Alain Jouffroy, de plus révolutionnaires desseins : préparer « de nouvelles jonctions et de nouvelles opérations d’avant-garde, individuelles et collectives, de très grande envergure » ; elle se veut le lieu futur du « devenir hérétique », défini comme « une volonté de retournement perpétuel de situations, de sentiments, de pensées, d’oeuvres et d’expériences ».