par Fabrice Thumerel
2006, in La Revue des revues no 38
Talkie-Walkie
revue poetiK-politK-poP
No 1, juin 2005 ; No 2, décembre 2005
Éditeur : Éditions Trame Ouest
Directrices : Juliette Decroix et Hortense Gauthier
Adresse : 22, rue Pasteur F-62000 Arras
Site : www.talkiewalkie.org
E-mail : revue@talkiewalkie.org
Prix : 6 €
Les revues de poésie, on le sait, ont souvent des titres énigmatiques. Celui-ci, pour avoir un référent parfaitement identifiable, n’en paraît pas moins incongru : à une époque où le high tech a envahi jusqu’à l’univers des tout jeunes, pourquoi mettre en avant cet objet somme toute daté ? En quoi peut-il bien être poétique ? Outre que la nouvelle venue, en droite ligne de BoXon, Doc(k)s, The Incredible Justine’s Adventures (TIJA), ou encore Poésie express, se range parmi les revues postmodernes qui, anti-élitistes, revendiquent une culture pop, le talkie-walkie n’importe ici qu’en tant que processus « récepteur / transmetteur », « outil de propagation / diffusion » qui « crée des brouillages / des parasites / des interférences » (édito). La première perturbation s’effectue dans la sphère de la radiocommunication, la référence littéraire venant s’immiscer dans la page web qui s’affiche lorsque l’on tape simplement « talkie-walkie ». Les autres parasitages visent les espaces médiatico-marchand et militaro-policier au moyen de nouvelles techniques poétiques de détournement / décryptage. C’est ainsi que le curieux journal de bord (joubor) tenu par Laurence Denimal et les créations sonores de Anne-James Chaton et de Agence _ Konflict _ SysTM nous offrent des informations distanciées : le premier, en mêlant l’extime à l’intime au sein d’un système graphique très élaboré qui combine écriture fragmentaire et écriture numérique ; les autres, par le montage en boucles ou l’interface entre image et matière sonore mixée. Les fakes (prospectus falsifiés) signés Yves Buraud et Agence _ Konflict _ SysTM, quant à eux, s’attaquent au champ publicitaire. Le « social-flyer » de Buraud (10 x 15 cm, en papier couché brillant 115 g, noir & blanc, recto / verso) se présente comme une publicité de son Dictionnaire des silhouettes urbaines, au dos de laquelle figure un extrait qui tourne en dérision une annonce de marabout. Ce qui frappe dans l’autre imprimé (feuille A3 pliée en quatre, en papier journal), c’est le contraste entre, d’une part, des publicités et petites annonces qui nous donnent à voir un monde totalement marchandisé, et, d’autre part, des encadrés explicatifs sur nos logiques représentatives et discursives, ainsi que des rubriques sur une kommunauté autonome socialement intégrée, mais en marge de l’univers marchand. Un tel télescopage, qui constitue une forme inédite d’écriture ironique, nous conduit à une lecture au second degré d’énoncés aussi aberrants que ceux-ci : « Corps de JF libre-vente rapide et discrte-soumission assur-ss pblm relation » ; « ch. animaux en tt gnr pr. dissection et mixage en tt gnr = hybridation biogénétiK en vue de massific. de la monstruOsiT » ; « Vd femme et enfants. cause chômage et incapacité à leur assurer le toit. bon état. bien élevés. femme soumise à tt sévice »… L’autre cible majeure est le discours sécuritaire, que ruinent, entre autres exemples, le « cut up / collage sur la flambée émeutière nocturne des quartiers sensibles d’octobre / novembre 2005» (modul dawa/images), ou l’écriture ritournellisée de Franck Laroze : dérive lexicale générant une dérive symbolique (séries de répétitions-variations autour de la préservation, l’ignorance, la destruction et l’oubli de notre / votre avenir pour notre / votre sécurité ou de notre / votre sécurité pour notre / votre avenir). Signalons enfin l’extrait de Sylvain Courtoux, « Nihil, Inc. épisode 3 », qui conjugue les isotopies recensées au sein de boucles autodestructrices pour mettre en place une véritable contre-utopie : « Nous comptons beaucoup sur votre sympathie nous comptons beaucoup sur votre nostalgie nous comptons beaucoup sur une certaine propension au mal (les preuves de notre barbarie sont là) – Bienvenue à Nihil, Inc. [votre vie nouvelle et heureuse] – Bienvenue à Nihil, Inc. [un peloton d’exécution en forme de monde] » ; « TOUT VA BIEN _ NOUS AIMONS LA MORT _ VOUS AIMEZ LA VIE _ TOUT VA BIEN _ TOUT SE PASSE POUR LE MIEUX DANS LE MEILLEUR DES MONDES POSSIBLES dit-elle _ bienvenue à Nihil, Inc. » Et ce texte du « modul 1 » (no 1, revue papier) de se faire l’écho du leitmotiv que serine Joachim Montessuis dans une composition sonore du « modul 2 » (no 1, site internet) : « Tout va bien », sur fond sonore chaotique…
Cette subversion par contamination des discours hégémoniques, qui s’accompagne d’une contamination artistique – puisque dans la poésie totale (Spatola) sont transgressées les frontières disciplinaires –, fait de Talkie-Walkie « une arme stratégique » (sticker no 3) dont les principes d’action sont empruntés à l’espionnage : « l’adaptation à tous les milieux », « la manipulation de matières explosives », « des interventions surprenantes et furtives », « des attaques pirates » Est-ce à dire que nous avons affaire à un nouveau terrorisme littéraire ? La réponse se trouve dans la plate-forme programmatique du sous-titre. La trilogie poetiK-politK-poP présuppose en effet et une distanciation pop et une conjonction singulière entre poétique et politique : langagement plutôt que l’engagement, tel est le credo des doctorantes en Sciences-po qui pilotent ce que l’on pourrait appeler un OSNI (Objet Sémiotique Non Identifié), se situant ainsi dans le prolongement d’avant-gardes asystématiques et non dogmatiques. Talkie-Walkie n’est pas Tiqqun, et s’il a dans sa ligne de mire le futurisme, Dada, Fluxus, voire le situationnisme, il préfère à la radicalité la ludicité (osera-t-on le mot-valise lucidicité ?). Car il y a un réel plaisir, pour les agents poétiques, à infiltrer les réseaux de communication des forces d’oppression, et, pour leurs complices, à se montrer réactifs – sur un plan à la fois cognitif et pragmatique – face à de nouveaux codes sémiotiques.
Ainsi s’agit-il d’une machine ludique de guerre qui met en oeuvre une machinerie intermedia et interactive particulièrement complexe. C’est ici qu’il convient d’évoquer Deleuze, dont la pensée hante les protagonistes de la revue (surtout le poète-philosophe Philippe Boisnard), non par on ne sait quel snobisme postmoderne, mais en nourrissant les innovations conceptuelles, formelles, fonctionnelles et matériques. La dispersion moléculaire, qui, pour Deleuze, s’oppose à la concentration molaire, prend d’abord ici la forme d’une propagation modulaire : les deux numéros parus sont constitués de quatre « moduls » assemblables et modulables à l’envi (modul 1 : textes de la revue papier ; modul 2 : créations textuelles, visuelles et sonores du site ; modul 3 : carte postale ou prospectus ; modul 4 : autocollants), auxquels il faut ajouter le « modul dawa » déjà cité et les manifestations organisées, qui sont autant de revues poétiques. La structure rhizomique régit également l’espace de « dissémination de forces poétiques, d’énergies politiques et d’impacts pop » (édito) : la cancérisation ludico-critique des flux idéologico-médiatiques est d’autant plus efficace qu’elle est relayée, alimentée et démultipliée par des destinataires qui, loin de se contenter d’être de simples consommateurs, se font agents poetiKs-politKs pour coller les stickers, distribuer les prospectus ou la « petite trousse de survie cognitive en milieu hostile », envoyer les cartes ou proposer leurs propres contributions (modul dawa, « spécial émeutes »), parmi lesquelles on retiendra les productions intermedia, les textes poétiques (Julien d’Abrigeon, Cuhel, Pennequin…), le mur de slogans… De sorte que l’on serait tenté de penser, en s’appuyant cette fois sur Habermas, que, face à la marchandisation de l’espace mondial, la poésie crée un espace communicationnel alternatif.
Et c’est parce que cette revue multimodale, multipolaire et multimatérique (on aura noté la diversité de ses supports) invente de nouvelles formes de poésie action qu’elle occupe d’ores et déjà une place tout à fait à part dans le champ poétique.