par Cléo Pace
2010, in La Revue des revues no 44
Tenir Zamân dans ses mains, c’est tenir une ressuscitée. En effet, et ce n’est pas une coquille la nouvelle née porte le numéro 3. En farsi, « Zamân » signifie le « temps » ou l’« époque », et, grâce à la volonté de Morad Montazami, » a en effet franchi les époques et le temps. Cette revue, dont la langue était déjà le français, avait été créée, au moment de la révolution islamique de 1979, par un groupe d’intellectuels iraniens exilés dont faisait partie le père de Morad Montazami. La ligne éditoriale des deux premiers numéros, publiés en 1979 et 1980, est marquée par les préoccupations des fondateurs pour la situation politique de leur pays d’origine, et leurs analyses de la société iranienne ou de son histoire manifestent une orientation définitivement marxiste. Le premier numéro s’intitule « Pour une autre histoire iranienne », le second, « Iran, histoire et révolution ».
Il en va tout autrement de la nouvelle Zamân. Morad Montazami, Stéphanie Cochet et Alexandre Mouawad qui la dirigent souhaitent en faire une revue éclectique et multidisciplinaire. Ainsi, dans ce premier numéro figurent aussi bien des textes littéraires (Yassaman Montazami, Tao Delhaye, Éric Laurent) que des articles scientifiques (Behrouz Montazami, Olivier Cochet), des textes théoriques d’histoire de l’art (Thomas Golsenne, Monia Abdallah, Barbad Golshiri) que des documents variés et anciens (recettes de cuisine iranienne, miniatures persanes, photogrammes de « Voyage en Italie » de R. Rossellini) ou des œuvres contemporaines (Anahita Bathaie, Arnaud Crassat, Julien Audebert, Martin Widmer). Les responsables de la rédaction entendent, par la mise en relation de textes, de documents et d’œuvres d’art, créer un maillage entre Orient et Occident, notions qu’ils se refusent par cependant de définir. Parce que précisément c’est grâce à cette mise en relation, par la juxtaposition des articles, des documents et des œuvres que ce sens doit être révélé, que ce regard croisé doit se manifester. En manière d’explication du contenu de cette revue, figure sous le titre « Textes, Images & Documents ». Pas de rubriques pour définir à quelle catégorie appartient tel ou tel texte, telle ou telle image, une image pouvant évidemment être un document. La revue mythique servant de modèle à Zamân est Documents de Georges Bataille.
Sur la couverture blanche figure la carte, vierge de toute indication terrestre ou maritime, avec laquelle le capitaine et les marins doivent aller à la « Chasse au snark ». Cela vaut comme une indication : lecteur, pour naviguer entre les pages de cette revue, tous les chemins sont permis. Donc, franchissons la page de garde d’un beau papier rouge translucide qui annonce par transparence la page de titre, papier gris sur lequel le mot Zamân est écrit en persan et en réserve blanc, d’un corps plus important que le titre en français qui, lui, est en rouge, comme le sont les sous-titre et indications d’année et de numéro. En dessous, une ligne rouge divise la page en deux et mène au logo de la maison d’édition Mekic. Cette élégance recherchée est présente dans toute la revue : choix typographique, grandes lettrines en début des articles, ornements orientalisants au-dessus de chaque titre. La maquette est l’œuvre d’Elie Colistro.
Et puis, dès l’ouverture, on est dans la modernité : première image à fond perdu à cheval sur la double page. La photo de l’artiste, Anahita Bathaie, se représentant elle-même de part et d’autre d’une table sur laquelle sont disposés un échiquier et un chronomètre, elle est nue à gauche et sans lunettes, habillée et portant des lunettes à droite. Outre le clin d’œil à la photo d’Eve Babitz et de Marcel Duchamp, prise par Julian Wasser à l’occasion de l’exposition Duchamp à Pasadena en 1963 – photo reproduite en fin de volume, en format réduit mais toujours à cheval sur les deux pages –, l’œuvre d’Anahita Bathaie pose la question du clivage et du temps, du temps qui passe mais aussi du temps qui recommence.
Et la revue va se construire ainsi, un document ou texte-chant et un document ou texte-répons. Ainsi cette série de photos de Ziad Antar extraites de son livre, Beyrouth Bereft, montre des immeubles de Beyrouth abandonnés à différents stades de leur construction. Ils ont parfois servi de « garnisons » à certains combattants ou de domiciles à des travailleurs syriens sans papiers. Inoccupés, ils sont comme des coquilles vides aux yeux aveugles. En répons, à ces très belles photos, un texte sur la relativité du temps entre temps de paix et temps de guerre. L’auteur, Vartivar Jaklian, pour sa démonstration part de chiffres concrets, tels que le temps qu’a nécessité la construction d’un pont au Liban et son coût, et le temps qu’il a fallu à un avion israélien pour le détruire en le bombardant. « Une heure de temps de guerre, écrit l’auteur, cela est 131 400 fois plus intense [chiffre relatif à la durée du temps pris par la construction du pont en regard des douze minutes qu’ont nécessité sa destruction], donc 131 400 fois plus long. » Et il continue sa démonstration mathématique concernant l’intensité du temps pendant les années de paix et les années de guerre à Beyrouth et l’âge moyen des Libanais ; il en conclut que Beyrouth n’a jamais connu d’autre temps que des temps de guerre et, qu’à ce titre elle devrait être baptisée « ville de guerre ». Analyse aussi précise qu’une démonstration scientifique : distancé, imparable et passionnant. Des effets du temps, et du temps passé sur les images, il est aussi question dans les trois photographies qui scandent ce volume (p. 96, 132, 217) et qui sont extraites d’une série faite à New York par Ziad Antar intitulée « New York expiré ». Alors que les photos elles-mêmes ont été prises en 2009, elles donnent l’impression d’être d’un autre temps : elles ont été faites avec une pellicule dont la date d’expiration était 1976 et sa provenance Saida au Liban. De temps encore dans l’œuvre sans fin d’Arnaud Crassat qui se fait le scribe de tout ce qu’il entend et de tout ce qu’il voit : conférence d’histoire de l’art, conversation entre amis, paroles d’un film, d’une chanson. Quelques pages de ses carnets, œuvres graphiques aussi, sont ici reproduites. Du temps de la naissance, de celle du père de Yassaman Montazami (et aussi de Morad Montazami, celui dont il est question plus haut qui a créé Zamân il y a trente et un ans) il est question dans cet extrait d’un livre à venir. Mais aussi de la détermination d’une mère à ce que vive cet enfant malgré sa naissance prématurée. Et en écho, à cette lutte pour la vie, un texte du père justement, Behrouz Montazami, sur la mort, où, partant de la mort de la conscience ou non de la mort de la part de l’animal, il visite de façon anthropologico-philosophique les différentes manières dont les sociétés, à partir de la façon dont elles traitent leurs morts, envisagent la fin de la vie. Et puis, il faudrait évidemment parler de l’article qui suit, également sur la mort, mais dans la biologie moderne.
Difficile, tant cette revue est riche, de parler de tous les textes et les œuvres qui composent ce premier numéro. Laissons au lecteur le plaisir de les découvrir.