La chose est entendue : aucun texte philosophique digne d’intérêt ne saurait être facile d’approche. C’est le genre qui veut ça : lisant, on doit redoubler d’attention, se concentrer sur ce fil, fragile parfois, qui nous conduira à travers le labyrinthe d’une pensée qui se cherche. Certains auteurs excellent à être des guides ; on les suit pas à pas, au même rythme. D’autres, en revanche, nous sèment en route quand bien même nous tentons de leur coller aux basques. Ceci pour dire que savoir se rendre lisible, c’est le défi premier que tout philosophe doit relever. Que le travail de la pensée exige aussi une mise en forme, la revue Failles (éditions Nous) s’efforce de ne pas l’oublier dans son nouveau numéro, le troisième en douze ans d’existence. « Existence/Inexistence », c’est justement le thème retenu cette fois, après Logiques politiques (2003) et Situations de la philosophie (2006). Si le texte d’ouverture d’Alain Badiou, transcription d’une conférence, sera, pour le coup, difficile d’accès à qui ne possède pas le bagage nécessaire au voyage d’une pensée proposant rien moins qu’un « nouveau concept de l’existence », le choix par ailleurs de certains registres d’expression – témoignage, entretien, synthèse – aide à une vulgarisation exigeante. La quinzaine de contributions ici réunies par les frères Alexandre et Daniel Costanzo essaient donc, autant que faire se peut, d’ancrer, de nourrir, de rattacher chaque pensée à des expériences politique, artistique ou de vie, tout simplement, dans un cadre où le concept et le concret s’éclairent l’un l’autre, s’enrichissent. Regard sur une expérience de pédagogie alternative, retour sur le cinéma de Straub et Huillet, approches de l’utopie avec René Schérer, des formes du désœuvrement avec Giorgio Agamben ou Jacques Rancière, pour ne citer que les noms des participants les plus capés, Failles interroge ces lieux réels ou rêvés d’un être au monde différent et ces liens, affectifs ou réflexifs, qui nous libèrent parce qu’ils nous tirent hors de nous-mêmes. Oui, un numéro aussi dense que varié qui nous fait emprunter les chemins d’une possible émancipation.
Anthony Dufraisse