Le dernier numéro de la revue Sigila, revue transdisciplinaire franco-portugaise sur le secret, consacre son dossier principal à l’archive. Topique régulièrement associé à l’archive, le thème du secret n’épuise pas pour autant ce riche dossier. Afin de nous y promener, nous invitons à y distinguer trois pistes de lecture : archives et mémoire, archives et vérité, archives et vie.
Archives et mémoire sont indissociables de par la définition même des archives, rappelée dès le préambule par Olivier Got. Les archives sont avant tout des choses concrètes ; les documents d’archives (papyrus, parchemins, registres, dossiers, mails…), fruits de l’activité présente, passée et à venir des sociétés dites de l’écrit. Selon un double sens, les archives sont à la fois des documents sur lesquels sont consignés des informations (archaïa) et un lieu, un bâtiment, où l’on conserve ces documents (archaïon). Le champ sémantique de l’archive, s’il se rapporte principalement à la mémoire individuelle ou collective, est large cependant. Ainsi, du point de vue archivistique, la science pratique des archivistes, on parle des archives comme d’ensembles organiques (fonds) et de l’activité qui consiste à les collecter, classer, conserver et les communiquer à un public. Un long et minutieux travail, fruit d’une immersion dans le temps et dans l’espace des fonds d’archives. Dans le registre de la psychanalyse freudienne, l’archive revêt une dimension davantage symbolique et René Major, dans son article sur le fameux texte de Jacques Derrida, Mal d’archive, évoque le « trouble de l’archive depuis Freud ». Réelle ou symbolique, c’est la valeur testimoniale des archives qui est en jeu quand on se rapporte à la question de la mémoire. Jean-Pierre Nicol, dans un article sur le silence des archives, évoque son travail d’historien local, œuvrant à faire revivre le passé de petites communes en sondant leurs archives. Quand les archives manquent ou sont incomplètes, afin de combler les « silences archivistiques », il faut suivre les conseils d’Hérodote et faire parler les archives.
C’est ici qu’intervient le second thème, archives et vérité. Car classer et consulter des archives nécessite au préalable de savoir les lire et les interpréter, ce qui est en amont le travail de l’archiviste et en aval le travail de l’historien. Le cas des archives des partis politiques et des régimes non démocratiques est à ce titre tout à fait particulier. Frédérick Genevée nous conte ainsi la petite histoire des archives du Parti communiste français, dont le secret serait – bien paradoxalement pour un parti de masse – constitutif. Un secret de « deux kilomètres linaires d’archive-papier composés de milliers d’affiches, de tracts, de journaux, de procès-verbaux, de centaines d’heures d’enregistrement des réunions, des milliers d’heures de films… ». L’historien qui se penche sur ce fonds d’archives découvre qu’il s’agit principalement de documents de propagande et que de secret, au final, il n’y en pas tant qu’on pourrait le croire… L’article de Brigitte Mazon, intitulé « Entre la fable et l’épée », présente le point de vue d’une victime de la surveillance malveillante de la STASI. Le récit de sa lecture du dossier que lui a consacré la STASI lors de ses visites en Allemagne de l’Est, alors qu’elle était étudiante, est un témoignage sur la nécessité d’un travail d’interprétation critique des archives. Son regard d’archiviste témoigne du fait qu’une simple lecture de documents d’archives, sans un travail complémentaire d’interprétation, peut induire en erreur et faire passer pour des vérités des suppositions et extrapolations sur des faits et comportements d’un ou plusieurs individus. Comme le rappelle Fernando Pereira Marques dans son article sur les archives de la police politique de l’État portugais pendant l’Estado Novo sous António de Oliveira Salazar (PIDE/DGS), les historiens doivent traiter ces archives « avec méthode, rigueur, objectivité, sérieux, en confrontant documents et témoignages, en diversifiant les sources, en prenant en compte leur nature particulière et leur origine ».
En deçà de la mémoire et au-delà de la vérité se trouve la vie, la puissance de vie des archives. Plusieurs exemples d’archives d’individus, philosophes (Jules Lequier, Edmund Husserl), écrivains (Hélène Bessette, Catherine Pozzi) ou d’un grand témoin des camps de concentration nazis (Zalmen Gradowski) sont là pour rappeler que les archives constituent la preuve irremplaçable de faits et de destinées qui auraient pu disparaître à tout jamais si on n’en avait pas conservé les traces, si infimes soient elles. Dans le même registre, comme nous l’explique Claire Paulhan, les archives peuvent permettre de faire revivre des œuvres tombées dans l’oubli par l’exhumation d’inédits, tels Suite française d’Irène Némirovsky ou La Jeunesse morte de Jean Guéhenno. Un vrac d’archives laissé derrière elle par une personne décédée foisonne de vie, de ce que fut la vie de cette personne, même si elle ne laisse pas grand-chose. S’occuper des archives, en prendre soin pour les descendants et pour les générations de chercheurs à venir est bien un moyen de lutter contre l’oubli et la mort. C’est une tâche qui peut paraître ingrate vu de l’extérieur, mais qui se révèle très gratifiante pour les personnes qui ont en la responsabilité. Comme le dit si bien Anne Waldman dans le poème qui clôt ce volume de Sigila, « L’Archive est hébergée par des êtres de connaissance, elle les réanime » (…) « l’Archive meurt et l’Archive ne meurt pas ».
Goulven Le Brech
Archiviste et directeur des Cahiers Jules Lequier qui viennent de faire paraître leur numéro 5.