Mona Ozouf. La patience et la passion

En ces temps incertains, la République semble avoir particulièrement besoin d’historiens. La dernière livraison de la revue Critique propose à cet escient un dossier consacré à Mona Ozouf.

 

« La patience et la passion » : sous ce beau titre une dizaine de contributions ont été rassemblées par les soins de Pierre Birnbaum et Philippe Roger. Les articles de Pierre Birnbaum, Jean-Claude Bonnet, Alain Corbin, Antoine de Baecque, Yves Déloye, Sudhir Hazareesingh, Lynn Hunt et Olivier Ihl reviennent sur cette œuvre majeure de l’historiographie contemporaine. Le dossier se clôt par un texte inédit de Mona Ozouf consacré à George Elliot, une « conservatrice progressiste ». Que ce soit au moment de la parution chez Gallimard de son Varennes dans la collection des « Trente journées qui ont fait la France » (Varennes. La mort de la royauté, 2005), de la publication d’un « Quarto » (De Révolution en République. Les chemins de la France, 2015) ou d’un essai sur Jules Ferry (Jules Ferry. La liberté et la tradition, 2014), chaque livre de Mona Ozouf contribue à une meilleure connaissance de notre passé et de notre présent. Reconnue et respectée, cette œuvre complexe et inclassable est indispensable pour réfléchir au destin et à la complexité de « l’identité de la France ». Admirative des Girondins (Antoine de Baecque analyse ici avec finesse et humour cette fascination pour une passionnante « énigme » politique), de George Eliot et de Jules Ferry, la grande historienne de la Révolution et de la République s’intéressa aux instituteurs comme au rôle des écrivains et de la littérature. Sa connaissance profonde et sensible de la nation France s’enracine dans un itinéraire personnel raconté dans l’admirable Composition française (Gallimard, 2009) où elle revient sur son enfance bretonne.

 

Ce livre fit date car il révélait un aspect de la personnalité et de la pensée de Mona Ozouf que ses travaux historiques avaient jusqu’alors quelque peu dissimulé : celle de ses attaches à la « petite patrie » bretonne. Le livre constitue aussi l’une des plus belles réussites de ce que Pierre Nora appelle égo-histoire – une catégorie qu’elle ne revendique cependant pas. Plusieurs contributions prennent pour centre cette Composition française. Dans son étude de la « vie rebelle de l’esprit des lieux », Alain Corbin part du livre pour étudier le « long cheminement paradoxal » de Mona Ozouf, historienne des grands chemins buissonniers entre particularisme et universalisme. Jean-Claude Bonnet plonge dans l’ouvrage présenté comme une leçon de sagesse. Il en rappelle la genèse, dans une préface à un recueil d’article sur l’École de la France (Gallimard, « bibliothèque des histoires », 1984). Les travaux de l’historienne s’éclairaient de son histoire personnelle et vingt-cinq ans plus tard, les vies parallèles se rejoignaient. Bonnet revient sur le « buste du père » prématurément disparu, Yann Sohier, instituteur de la Laïque lié à Célestin Freinet, militant indépendantiste breton, pacifiste et admirateur de Lénine. Si la Bretagne est sa petite patrie, l’école est la maison de son enfance – n’y a-t-il pas un peu de François Seurel chez Mona Ozouf ? Les écrivains veillent sur elle : l’ombre d’Alain-Fournier, donc, mais surtout l’immense Louis Guilloux et sa femme Renée que Mona Ozouf eut comme professeur de lettres en troisième. L’auteur du Pain des rêves, commentant une de ses copies, lui donna un conseil qui s’avéra décisif en lui indiquant que, « même dénué de talent romanesque, on pouvait écrire ». Conseil salvateur, moment décisif où se joue sans doute une vocation, ou tout du moins une conviction intime. L’école, ici encore, joue un rôle-clef dont Jean-Claude Bonnet montre toute l’importance. Fidèle à Ferry, et par lui aux Girondins, Mona Ozouf tient un discours sur l’identité qui mérite d’être médité : « De fait, dans une société de la division, de la contradiction, de la mobilité, aucune appartenance n’est exclusive, aucune n’est suffisante à assurer une identité », « chacun doit composer son identité en empruntant à des fidélités différentes ». Jean-Claude Bonnet résume ainsi cette leçon de « sagesse des appartenances légères » : être républicain c’est aussi aimer une petite patrie, goûter aux joies de la culture et de la langue bretonne ou occitane.

 

 

À partir de Composition française, Sudhir Hazareesingh propose une analyse très différente et plus critique de celle qu’il présente comme « la force tranquille de l’histoire française contemporaine ». Le bref et percutant article de l’auteur de Ce Pays qui aime les idées (Flammarion, 2015) situe Mona Ozouf dans les débats intellectuels contemporains. Il montre en particulier l’importance de son travail dans un contexte où le débat national est fracturé entre « intégrisme républicain » et « nationalisme virulent » remettant en cause l’héritage des Lumières. L’historienne défend « une conception plurielle de la raison » et un « républicanisme ouvert à la différence et à la diversité ». L’article pose alors la question du rapport contemporain entre identité et mémoire collective chez les Français musulmans. Ici, pointe-t-il, le pluralisme défendu par Ozouf « semble parfois vaciller ». Les Français de culture musulmane doivent-ils comme les petits Bretons de jadis renoncer à leur identité ? Sudhir Hazareesingh conclut lui-même que Mona Ozouf prône un « brassage plus hardi » des cultures et des identités.

 

Ce pari sur la force d’une République universaliste attentive aux particularismes et aux identités multiples, Mona Ozouf le revendique dans le riche entretien donné aux responsables du numéro. Il faut le lire car il foisonne d’idées et d’analyses dont chacun pourra tirer parti qu’il soit historien, écrivain, philosophe, professeur, travailleur social, citoyen. « L’identité n’est jamais une essence, c’est toujours une relation », elle est « faite d’appartenances », déclare l’historienne en rappelant que le problème fondamental reste « de pouvoir se désaffilier ». Le destin de l’idée républicaine tient peut-être dans ce simple pouvoir-là.

 

François Bordes

 

 

Présentation du numéro le jeudi 13 octobre à 18h30 à la librairie Compagnie, 58 rue des Ecoles, 75005 Paris, avec Mona Ozouf, Pierre Birnbaum, Jean-Claude Bonnet, Antoine de Baecque et Pierre Nora.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/rencontre-rencontres-echanges-1-1-0-1.html#1794