par Marianne Dautrey
2016, in La Revue des revues no 56
Une nouvelle revue est née. Cinétrens est son titre. Composé de l’abréviation « ciné » accolée à l’acronyme de ENS pour École normale supérieure, son titre annonce et spécifie littéralement son statut et sa nature : la revue, consacrée au cinéma, est pensée, écrite, fabriquée par des élèves de l’ENS de Lyon et subventionnée par la même ENS de Lyon. Les conventions et obligations institutionnelles sont rarement heureuses. Le titre Cinetrens est peut-être l’exception qui confirme la règle. Sans doute parce que ses fondateurs et auteurs ont, cette fois, délibérément choisi d’en tirer parti : « trens » accolé à « ciné » s’entend à la fois comme « trans » – ce qui traverse, ce qui est entre ou encore ce qui transporte et opère par transferts –, et comme transe, cet état de dépossession de soi où l’on est traversé par des forces extérieures magiques et dont on ressort autre, sinon purifié du moins « transformé », où, par exemple, « une vieille femme fatiguée peut se métamorphoser en un dieu véhément », comme dans Les Maîtres fous de Jean Rouch. Car, en toute fin, Cinetrens réfère directement à Jean Rouch, auteur du néologisme « ciné-transe ». Une nouvelle revue de cinéma est née, donc, qui annonce l’ambition de métamorphoser notre approche du cinéma.
Non sans logique, le premier numéro est consacré au « Rituel ». Rituel est à entendre ici comme une thématique où est étudiée la manière dont le cinéma non seulement traite des rituels profanes ou religieux, mais devient lui aussi le lieu et le ressort d’un rituel. Or, c’est aussi la revue qui s’institue comme le lieu d’un rituel, voire d’un véritable rite qui permettrait un passage, une transformation, ou du moins d’en faire l’hypothèse. Parce qu’un rite est d’abord collectif et social, parce qu’il opère par inclusion et exclusion au sein d’une communauté, l’un des premiers ressorts de cette initiation rituelle est de livrer l’objet cinéma à des théoriciens de toute discipline pour peu que leur propos ait à un moment donné rencontré le cinéma. Jeunes ethnologues, historiens, littéraires, philosophes ou même théoriciens du cinéma, ils traitent de Jean Rouch (implicitement érigé en saint patron du numéro), de Maya Deren, d’Alain Cavalier, de Pier Paolo Pasoloni, de Yasugiro Ozu, de Jacques Tati, de Jacques Rivette, du Péter Forgács et des jeux vidéos. Sous leur plume, les films sont tour à tour des lieux d’exorcisme, de purification (Les Maîtres fous mais aussi les films-palimpseste écrits au futur antérieur de Péter Forgács), de fondation ou consolidation d’une communauté (Médée ou les films d’Ozu, jeux vidéo), et d’incantation (Alain Cavalier). Ici, les objets et sujets filmés autant que les films eux-mêmes, les mouvements de la caméra, les processus de filmage se trouvent touchés par ces processus. Un rituel, un rite qu’il soit profane ou sacré, une transe met en jeu des forces invisibles. Ainsi, nous disent, chacun à sa manière, les textes de Cinétrens, un film convoque une vision au-delà du visible. Sans doute est-ce à ce titre que la revue procède réellement du rite : elle nous transforme nous, lecteurs, en des spectateurs voyants et visionnaires traversés par ce champ invisible que les films découpent et invoquent.