Partons…
Partons de l’extérieur
18,5 x 26,5 cm
Sur toute la couverture se déploie une photographie, lacustre ou fluviale. Nous suivons des jeunes filles, élèves sans doute, qui se rendent en barque à l’école. Le bleu tendre du ciel répond à celui de l’eau. Est-ce le matin ? Le rivage est luxuriant. Les verts sombres des arbres densifient cette couverture. Ce doit être l’Asie. Quelque part.
Le titre Aman Iwan se pose, clair et énigmatique, complété de mentions discrètes : sous-titre [territoires & populations] ; thématique de ce numéro 1 [(se) construire ensemble] ; une courte liste de noms de pays [Brésil-Bénin-Burundi-Chili-Algérie-Afghanistan] est doublée en quatrième par six mots [mutirao-ajo-kwubaka-minga-twiza-achar] ; une date [juin 2016] en pied de couverture.
Ouvrons. Par la fin ? Le début ? Dans les deux cas vous accueillent des diagrammes, sommaires conceptuels, cherchant à révéler les structures et les échos des textes et œuvres que renferme la revue, selon leurs affinités ou leur typologie. Une carte du monde aussi mais triangulée décale notre vision et situe les régions que nous traverserons. Un dessin très vite apparaît qui accompagne l’édito : c’est un poème de Tristan Cassir. Un autre poème du même ferme la revue, ainsi qu’un index dense : le voyage intérieur que propose la revue nous emmène dans six pays, sur six territoires où de jeunes architectes étudient les manières d’habiter et de construire ensemble. Les mots qui décrivent les situations géologiques, foncières, sociales, spatiales, politiques (voir “No (Chili)”, “tâleb-tâlebân (Afghanistan)”…) évoquées valent aussi comme poème (et vous pouvez y trouver une définition des six mots de la couverture).
L’introduction vaut pour le projet de la revue – ce que veut dire “aman iwan”, de belles intentions “il nous est naturel de continuer à apprendre”, des mots rares “dictyotopie” et pour ce premier numéro “(se) construire ensemble”. Ces jeunes architectes (mais pas seulement) donc sont partis parcourir le monde, le revoir ou le découvrir, et notamment des régions ou contextes où des populations se trouvent en situation de construire eux-mêmes leur cadre de vie (leur logement dans la plupart des cas étudiés). Mais où se situe alors la place de l’architecte ?
La première voix entendue sera celle de Yona Friedman, protagoniste de “l’architecture par l’habitant”. La dernière contribution réagit non pas à une construction mais un dé-placement, le “grand nettoyage” du quartier Gare de l’Est-Canal Saint-Martin à Paris, qui vit les exilés envoyés dans des centres… Un territoire si proche, où se pose de façon cruciale la question non du construire, mais du vivre ensemble.
Voilà pour ce qui enserre le corps de la revue. Entre les deux ? Un déploiement de talent, un fourmillement généreux de textes, récits-études-entretiens, citations littéraires…, des cartes, dessins-croquis-photos – aériennes pour certaines (difficiles à lire malgré les annotations). La transition est discrète pour passer d’un type à l’autre, d’un ensemble à l’autre : la revue s’organise par région évoquée.
Les dossiers s’ouvrent sur une photographie aérienne légendée flanquée d’un lexique, quelques mots définis qui décrivent et expliquent les situations spatiales et urbaines, géographiques ou humaines qui occuperont les pages suivantes, après une belle photographie en couleur et un poème (la poésie jalonne la revue, des citations la ponctuent). Ces dossiers sont constitués d’entretiens (“rencontrer”) et d’études (“observer”) ; de riches pages, où l’on croise Gaël Faye (dans le dossier sur le Burundi), un chef de tribu afghan, Rohani Wardak, et des architectes, des responsables associatifs… Les illustrations, vignettes, photos sont nombreuses et soigneusement traitées. Et chaque dossier se clôt sur un “Corpus sensible”, proposition de prolongement de l’étude, mais aussi du plaisir ou de la rêverie par des ouvrages théoriques ou littéraires, des œuvres audiovisuelles ou musicales et, bien sûr, de la poésie.
Mais le dossier suivant patientera quelques pages, le temps d’accueillir des “lucioles”, autres rencontres avec architectes ou acteurs urbains, à Bordeaux ou Berlin, avec un cinéaste d’animation travaillant avec les patients d’un hôpital psychiatrique (René Laloux) ou carnets de voyages, Delhi, expériences de chantiers au Népal ou évocation littéraire (Le Baron perché, Dar-al-Islam de Attilio Petruccioli).
La revue est foisonnante et généreuse. La maquette est suffisamment tenue pour accueillir ces différentes formes en s’adaptant sans rupture de rythme, sans faiblesse.
Le choix de cette thématique est immédiatement plaisant, faisant intervenir solidarités et espace construits, traditions locales et politique dans ce qu’elle a de plus basique. L’on s’aperçoit du décalage lors des entretiens avec les architectes européens, de Berlin, Bordeaux : sous nos latitudes, de telles démarches, dans ce qu’elles ont de simple et ancré dans des traditions, ont bien du mal à impliquer nos modernes communautés, du moins pas à l’échelle de groupes, qui façonneraient leur territoire quartier-ensemble-village. Ce n’est pas seulement une question d’implication, de motivation individuelle ou collective, mais aussi de confrontation au cadre réglementaire, législatif.
Pourtant un entretien avec Julien Beller vient tempérer ces remarques, racontant notamment son expérience d’appropriation partagée d’un immeuble de travail, déjà construit, mais dont l’occupation et surtout les interactions avec son environnement vont influencer les projets urbains et les plans d’occupation.
Il y a donc des interstices possibles, sous nos latitudes.
Et de belles rencontres à faire. Partout.
Yannick Kéravec
à retrouver en version imprimée dans La Revue des revues n° 57