L’histoire intellectuelle a sa revue. Fondée en 1983, initialement intitulée Cahiers Georges Sorel et éditée par la Société des études soréliennes, Mil neuf cent, revue d’histoire intellectuelle a été dirigée par Jacques Julliard depuis ses origines. Dans la dernière livraison, il passe le flambeau à Christophe Prochasson : « La rotation des générations est la loi de toute entreprise humaine. Elle vaut aussi pour les revues » écrit Jacques Julliard dans son avant-propos. Une page se tourne donc. De son côté, Christophe Prochasson présente la revue Mil neuf cent comme une « coopérative intellectuelle ». Le nouveau directeur de la publication dessine ainsi « l’âme » de la revue : pluralité, indépendance et innovation. Il rappelle qu’elle fut l’une des premières à avoir consacré des dossiers à l’histoire des revues, des correspondances ou des controverses. Il s’agit désormais de tenir – en s’appuyant sur un fort bilan scientifique, rajeunir – en sollicitant les jeunes chercheurs et ouvrir – en renforçant la présence de la revue dans le débat public.
Et quelle meilleure illustration de cet engagement scientifique et civique que le remarquable numéro que la revue vient de consacrer à la relation complexe, passionnée et profonde entre les catholiques et la République ? La campagne des élections présidentielles 2017 n’aura eu de cesse de montrer l’importance de cette question. De nombreuses publications témoignent de son actualité politique, intellectuelle et scientifique.
Dans ce débat intellectuel, le numéro de Mil neuf cent est appelé à occuper une place éminente car il remet clairement en perspective le rôle politique, intellectuel et culturel des catholiques dans l’histoire de la République. Neuf articles de fonds traitent la question d’un point de vue conceptuel (Jacques Julliard, Éric Thiers, Patrice Rolland, Julien Barroche, Charles Mercier, Marie-Laurence Netter et Jean-Luc Pouthier) ou en ciblant un exemple particulier étudié avec précision (Gilles Candar, Yves Palau, Yann Raison du Cleuziou). L’ensemble est complété par une publication de correspondances et un dossier de notes de lecture sur le centenaire de la mort de Jean Jaurès. Numéro foisonnant, donc, ouvert par une réflexion de Jacques Julliard sur la gauche et le catholicisme et par un article d’Eric Thiers offrant un ample point de vue sur les rapports entre la République et l’Eglise. Renversant une expression de Raymond Aron, l’auteur présente ceux-ci comme une « guerre impossible, paix improbable ». « Chaque fois que nous parlons de la place de la religion dans la société française, écrit-il, c’est la République qu’il est question de refonder ou de faire disparaître. » Partant de la loi de 1905, il remonte jusqu’au temps présent marqué par un « affaiblissement de la République » et une « Eglise en proie au doute et travaillée par des courants contradictoires ».
Parmi l’ensemble réuni, un article permet saisir particulièrement bien les enjeux soulevés. La réflexion originale et stimulante de Julien Barroche propose en effet des pistes de réflexion sur « l’inconscient catholique de l’Etat républicain ». Cette contribution témoigne d’une nouvelle approche de l’histoire de l’Etat républicain. Nourrie aux meilleurs sources (d’Alexis de Tocqueville à Pierre Legendre) et fondée sur de nombreux travaux historiques (Barroche ne s’enferme pas dans la contemporanéité et utilise autant Emile Poulat, Lucien Jaume ou Claude Nicolet qu’Alain Tallon ou Alain Boureau), cette réflexion est une plongée historienne dans l’imaginaire et « l’inconscient catholique » de l’Etat républicain. Il interroge avec acuité cette « religion du politique et de l’Etat » qui constitua longtemps (et constitue peut-être encore) une « exception française ». La lecture de l’article de Julien Barroche et de ce numéro de Mil neuf cent paraît donc indispensable à qui veut réfléchir à l’imaginaire de l’institution républicaine en France.
François Bordes