L’historien est dans l’histoire, on le sait depuis Thucydide. Tout historien du temps présent porte en lui, comme un modèle et un rappel constant à sa responsabilité, le souvenir de Marc Bloch. Les événements l’obligent à se situer et à penser sa pratique des archives dans le cadre historique dans lequel il est lui-même plongé. Ces évidences se rappellent à la tribu avec une force soudaine depuis que la violence et la mort ont fait de nouveau irruption, depuis qu’un massacre a été perpétré à quelques mètres de la place de la République.
Dès la tuerie de Charlie Hebdo, de nombreux historiens, comme Patrick Boucheron ou Denis Crouzet, ont pris la parole et sont intervenus dans le débat, apportant leur regard sur l’événement. La rédaction de Vingtième siècle ne s’est pas dérobée devant la question de l’impact des attentats sur la pratique du métier. Le numéro d’avril-juin 2017 propose donc de mettre la revue « à l’épreuve du présent » : « Comment écrire, en historien, sur les attentats du 13 novembre 2015, sans répéter le flot des discours médiatiques et des expertises qui ont déjà tenté d’en dire la signification ? »
L’article liminaire définit l’enjeu du dossier : « réfléchir à la façon dont l’événement et le présent agissent sur la pratique historienne ». La proposition pourrait paraître outrecuidante s’il ne s’agissait pas aussi, parallèlement, par la comparaison et l’analyse d’autres périodes, de mettre en perspective les événements qui ont traumatisé la nation France. Ce premier article est très éclairant sur les débats à l’œuvre dans une revue d’histoire. Le « caractère expérimental » du dossier reflète une volonté à la fois prudente et affirmée, de « sortir de sa zone de confort ».
Quatre historiens ont affronté la question. Stéphane Audouin-Rouzeau met à l’épreuve la notion de « culture de guerre » forgée par ses soins (avec Annette Becker) pour étudier la Première Guerre mondiale. Marc Lazar compare le terrorisme djihadiste actuel avec le terrorisme des années de plomb italiennes. De son côté, Marie-Bénedicte Vincent propose une réflexion sur l’impact de l’actualité sur son objet de recherche, les arrestations et les internements de nazis et collaborateurs en France et en Allemagne après la Seconde guerre mondiale. Daniel Rivet étudie enfin le regard porté par deux écrivains maghrébins, Assia Djebar et Gamal Ghitany. Le sommaire du numéro montre bien la dimension expérimentale du dossier, on voit presque « en direct » les tâtonnements, les hésitations. Le fait de rapporter des événements aussi considérables à son objet d’étude ou à la question de « l’écriture historienne » peut paraître un peu scandaleuse, comme le souligne justement Marc Lazar – et Stéphane Audouin-Rouzeau s’interroge même : « écrire, mais pour quoi faire ? ». Le comparatisme historique apporte cependant des éclairages particulièrement intéressants.
L’étude du resurgissement d’une « culture de guerre » permet à Stéphane Audouin-Rouzeau de produire d’utiles « effets d’intelligibilité » ; son analyse du retour de la notion d’union sacrée, de l’éloge des héros et de la barbarisation de l’ennemi incite à relire cet autre grand classique des études historiques que sont les Mythes et mythologies politiques de Raoul Girardet. La question du mythe de « l’unité » mériterait d’être reprise et repensée à la lumière de l’actualité.
L’historien, surtout, pose des questions, et c’est, peut-être, le plus noble de sa tâche devant les problèmes de l’heure. Les « questions de recherche » de Marc Lazar sont à ce titre précieuses et stimulantes. Spécialiste du communisme et de l’Italie, Lazar possède une connaissance approfondie des années de plomb et de la question du terrorisme en Italie dans les années 1970. L’historien et politiste mène ici, avec minutie et précision, une étude parallèle des deux phénomènes terroristes. Son analyse se développe autour de quatre questions-clefs : Comment désigner ce qui se passe ? Peut-on comparer les actions terroristes ? Quelle histoire sociale du terrorisme ? Quelle politique de l’État ? Ces interrogations s’avèrent très éclairantes en particulier lorsque Marc Lazar creuse la question de l’histoire sociale du terrorisme. Cette dimension trop souvent négligée pourrait offrir des clefs pour comprendre le phénomène – en particulier celui de l’essor endogène du terrorisme. Ce que nous apprend l’histoire italienne peut servir à décrypter ce qui advient aujourd’hui. Le rôle-clef de la clandestinité dans le processus de radicalisation est commun aux deux phénomènes et impose donc, plus que jamais, la nécessité de comprendre les dynamiques à l’œuvre dans cette clandestinité.
Parmi les recherches actuellement en cours, Marc Lazar indique en particulier des travaux sur la peur et les effets de la violence politique. Ainsi, s’il faut toujours garder Marc Bloch en tête, il semble aussi urgent de relire Jean Delumeau. Henry Laurens n’écrivait-il pas que l’étude du phénomène terroriste s’inscrit « dans une histoire de la peur » ?
François Bordes