Transbordeur

par Marianne Dautrey
2017, in La Revue des revues no 58

 Transbordements

Le 19 juin 2017, sur son blog, L’Image sociale, l’historien et théoricien de la photographie, André Gunthert annonçait à ses lecteurs que le numéro 35 des Études photographiques serait le dernier . L’ancien fondateur de la revue ne s’étendait pas sur les raisons de cet arrêt qu’il qualifiait de « tristement budgétaires », il concluait bien plutôt, sans affect apparent, en annonçant la bonne nouvelle de la naissance d’une nouvelle revue sur la photographie : Transbordeur.
Une revue est morte, une autre est née. Une relève, un passage de témoin ? D’une revue l’autre, un déplacement advient, et sans doute ne saurait-on le réduire à un simple renouvellement de la formulation des questions et des problèmes concernant la photographie. Dans le premier numéro de Transbordeur, en effet, la photographie semble être emportée vers d’autres contrées, transbordée. Non comme le fut, dans les faits, la photographie au début du siècle dernier, sur le fameux transbordeur de Marseille (mais pourquoi pas celui de Nantes ou celui de Rochefort qui existe toujours ?), auquel la revue pourtant donne son titre, parce que, sur ce pont mouvant qui transportait les voyageurs d’une rive à l’autre du vieux port, des photographes (Moholy Nagy, notamment) avaient non seulement joué avec les structures de fer qui supportaient la nacelle et inventé ainsi de nouvelles images, mais aussi découvert des points de vue, des perspectives inédites : ils y avaient fait l’expérience d’un nouveau régime de visibilité ouvert par cette architecture de fer soutenue et mue par des forces d’une puissance encore inconnue. Pas plus en raison de ces perspectives mouvantes qui pourraient rappeler celles dont s’émerveillait Proust, passant, en voiture, devant l’église de Combray. Mais, bien plutôt, par un effet du temps qui s’est écoulé depuis les premières photographies et qui, plus que tout mouvement de tout pont transbordeur, nous éloigne imperceptiblement du moment de leur surgissement et nous les fait subitement apercevoir intriquées dans des contextes historiques, investies dans des usages et des pratiques. Objet non plus seulement esthétique, ni seulement social ou économique ni même technique ou scientifique, mais tout cela à la fois. Déjà, comme si, le temps s’écoulant, nous regardions désormais la photographie depuis une distance, depuis un temps suffisamment long pour que l’on puisse l’aborder comme phénomène bien plus vaste, tout à la fois collectif, économique, scientifique, politique, comme un objet qui, au même titre que d’autres, a innervé nos société et a contribué à les façonner. Les questions ne sont plus les mêmes, les lieux ont changé. Ce qui est interrogé dans la photographie n’est plus son seul statut d’« expression de consciences individuelles », ce qui est envisagé n’est plus sa position propre que ce soit dans sa différence par rapport à l’œuvre d’art, dans ses ressemblances ou écarts par rapport à la peinture, ce ne sont plus seulement ses formes spécifiques, sa relation à la reproduction mécanique, ni sa seule dimension médiumnique, ni même exclusivement ses avatars matériels successifs et leurs conséquences – photographie argentique, numérique, portrait, selfie, photographie amateur ou professionnelle, et autres. Dans ses conséquences ultimes, un tel parti pris aboutit à des propositions de la part de la rédaction qui vont jusqu’à affirmer l’« indétermination du statut » de la photographie en raison de sa « nature profuse et hétérogène » (« Introduction », p. 11). Les auteurs de la revue y reviennent aussi de leur côté. Dans un texte sur les Archives de la planète et le glissement sémantique entre le terme d’« archives » et celui d’« atlas », Valérie Perlès évoque l’ambigüité ontologique de l’image photographique et cite Joan Schwartz : « Des tirages identiques peuvent être faits à différentes périodes dans des buts différents, et circuler dans différents discours – commercial, scientifique, politique, économique, journalistique, esthétique – et peuvent même servir des fonctions diamétralement opposées. » (p. 115-116)
Jamais appréhendées isolément, toutes les dimensions des études photographiques (sa matérialité, son économie, sa portée esthétique et figurative, etc.) sont désormais mises en rapport et, dans le même temps, intégrées au sein d’un réseau plus vaste de pratiques et d’échanges, de différents régimes de visibilité, de différents usages et de pratiques collectives, artistiques, pédagogiques et politiques… Dans son éditorial, la rédaction l’énonce ainsi : « De même que le cinéma ne se confond pas avec le film, la photographie n’est pas tout entière assimilable à la représentation-reproduction d’une forme, ni à l’accomplissement-expression de la conscience imageante. Les images existent par l’effet cumulé des dispositifs d’enregistrement et de visionnage, d’exposition en petit et en grand format, de stockage, de flux et de masse, d’encodage et de surcodage, des mécanismes économiques et juridiques de leur valorisation, des agences, des archives, des institutions patrimoniales ou pédagogiques qui leur donnent leur utilité en tant que technique culturelle. » (« Éditorial », p. 5)
Ainsi, Olivier Lugon et Christian Joschke, les deux directeurs de la revue, d’inviter d’autres chercheurs à monter sur cet imposant pont transbordeur métaphorique ou livresque, qu’est très concrètement cette revue, pour traverser, avec eux, les différents usages et pratiques de la photographie : « La métaphore du pont transbordeur livre une idée de mouvement et de traversée, de passage entre les disciplines et entre les traditions intellectuelles. Aussi la perspective historique développée dans notre revue s’enrichira-t-elle d’approches diverses, de l’anthropologie à l’économie, de la sociologie aux sciences de l’information, afin de prendre en compte dans toute son ampleur et sa diversité l’impact de la photographie sur l’histoire et la société. La photographie apparaîtra d’ailleurs le plus souvent en interaction avec d’autres médias, le livre, la presse, le film, l’exposition, les formes diverses de la projection. Dans le jeu des transferts et des interactions s’affirment le mieux les dispositifs, les discours, les institutions et les formations sociales. »
Dans une interview donnée à France Culture à propos de la revue, Christian Joschke a défini cette démarche comme relevant d’un mouvement plus général dans les études photographiques – et qu’il a désigné comme un « tournant matériel » – qui s’intéressent désormais non seulement aux supports de la photographie, à ses dimensions, mais aussi aux conditions sociales et économiques de la production des images photographiques. Pourtant, la lecture de ce premier numéro nous laisse entrevoir un objet bien plus vaste, qui met en jeu également des pratiques scientifiques, sociales, religieuses, politiques : un « objet culturel à part entière » (p. 11). Plus qu’un tournant matériel, c’est un tournant culturel qu’opère la revue.
Aussi n’est-ce pas un hasard si le dossier de ce premier numéro, singulièrement riche, est consacré aux campagnes photographiques et aux collections de photographies auxquelles elles ont donné lieu à la fin du XIXe siècle et aux débuts du XXe, au moment où, par ailleurs, naissait le cinéma. Encore à ses débuts, la photographie est alors apparue aux yeux de certains de ses contemporains comme le médium privilégié de la connaissance du monde, comme le support le mieux à même de préserver sa mémoire à une époque où l’industrialisation s’intensifiant, un sentiment d’accélération du temps fit prendre conscience de la fugacité des traditions, des gestes, des physionomies des paysages, des villes, des hommes. Des campagnes photographiques à travers le monde prises en charge par des mécènes, des sociétés savantes ou des clubs d’amateurs donnèrent lieu à des collections encyclopédiques qui avaient pour but de rendre visible le monde, de le documenter, d’en conserver l’empreinte et d’en tirer un enseignement scientifique, moral, politique et surtout de propager plus facilement cet enseignement. Elles ont été recueillies tantôt dans des bibliothèques publiques ou privées, tantôt dans des musées, en France, en Allemagne, en Angleterre, en Suisse, elles témoignent, en effet, toutes à leur manière singulière, de la découverte dans la photographie d’un langage directement accessible, permettant de surmonter jusqu’à la différence des langues. L’entreprise la plus fameuse aujourd’hui et pour nous, et peut-être l’une des plus spectaculaires hormis celle des frères Lumière, est sans doute celle des Archives de la planète d’Albert Kahn, pour lesquelles ce dernier avait eu recours à l’aide d’un scientifique, le géographe Pierre Brunhes. Avec ses autochromes, ces « visions », « car ce sont des visions que ces photographies en couleurs, si belles qu’on les applaudit parfois » (p. 113), il avait l’ambition de contribuer à la paix des peuples. Parallèlement, il avait entrepris également de recueillir les Archives de la parole. À l’horizon de ces deux projets mus par une volonté d’action pacifiste, point l’idée d’une compréhension entre les peuples que permettrait l’institution d’un langage universel que seule la photographie serait à même de faire advenir. Comment ne pas y voir un écho de l’Internationale documentaire initiée par Hyppolite Sebert, qui associait ce projet à la défense de l’espéranto, comme le rappelle Luce Lebart.
« Il semble que les éléments pour constituer des archives photographiques existent épars, comme des pierres destinées à la construction d’un monument ; il s’agit de les réunir, de les coordonner, de les souder. », écrit Charles Mendel en 1908. Toutes ces entreprises ont cessé d’exister aujourd’hui. Transbordeur les rappelle, les revisite, les confronte avec d’autres usages de la photographie, par exemple comme portraits funéraires chez les Éwé dans le texte de C. Angelo Mitchell, comme outils d’observation dans l’étude du mouvement et de la fatigue chez l’homme en vue de la mise en application du taylorisme par Frank Bunker Gilbreth au début du XXe siècle. Dans ce réseau de textes, par un jeu de la maquette, les photos font irruption au sein des textes, elles n’illustrent pas, elles scintillent à travers le texte comme antérieures au texte, comme si elles avaient été toujours déjà inscrites et gravées sur la page (notamment sur la page de titre, où le mouvement de rotation dans lequel est pris la photographie du Minaret de la Malouya à travers une brèche du mur d’icelle évoque le tourbillon d’un mouvement à rebours, permettant de remonter le temps, jusqu’à l’époque de la prise de la photo, à moins que ce ne soit jusqu’aux temps immémoriaux que rappelle ce minaret). La puissance des autochromes d’Albert Kahn, majeure partie des photos convoquées ici, et, paradoxalement leur douceur mélancolique, renforce encore cette impression de surgissement et de brouillage temporel. Ce n’est sans doute pas un « monument » qu’érige Transbordeur à partir des photos éparses que la revue recueille des différents fonds d’archives, mais c’est bien ce très beau mouvement de construction théorique et visuelle qui advient par le texte et sa mise en page.

Coordonnées de la revue


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