Pièce détachée n° 1 : modes d’existences

Une revue bien faite et bien pleine (oui, comme on le dit d’une tête) ? On vous présente Pièce détachée, 26 cm par 21, quelque 140 pages en couleurs au graphisme soigné et à l’illustration choisie, un papier de qualité ; elle a de l’allure, pour sûr, cette nouvelle venue née à l’issue d’une campagne de financement sur Ulule. Pareil titre pourrait vous induire en erreur : il n’est question ici ni de mécanique ni de théâtre. On y parle chiffons. Exactement : « une revue culturelle consacrée au vêtement ».

 

 

C’est-à-dire, au fond, au vivant. Car nous vivons avec les vêtements et eux avec nous, et ce depuis toujours. Ils sont au moins autant sur nous qu’ils font, un peu, beaucoup, passionnément, partie de nous. « Nous » ? Les sociétés, veut-on dire, les cultures. « La mode témoigne de transformations, de sensibilités, de modes d’existences, de représentations, de statuts. Autrement dit, elle est profondément ancrée dans son contexte », insiste Georges Vigarello, auteur de l’ouvrage La Robe. Une histoire culturelle – Du Moyen-Âge à aujourd’hui (Seuil, 2017). C’est avec cet historien-philosophe ou ce philosophe-historien, au choix, que s’ouvre la revue, et son propos résume très bien l’orientation de la publication.

 

Puisqu’on ne saurait tout citer d’un très riche sommaire, retenons nos seules préférences. Quand il est question (par Sandrine Tinturier, collectionneuse, conservatrice) d’un corpus en noir et blanc de photographies commentées montrant des portraits de femmes en robes, de la jeune communiante à la veuve en passant par l’épouse, la tenue « informant au-delà d’elle-même sur ce qui est attendu du genre féminin ». Quand il s’agit (avec Beatriz Sanchez Santidrian, historienne de l’art) de relire Proust à la lumière des vêtements de Fortuny, ce créateur d’habits en tous genres, capes, manteaux, vestes, tuniques et, donc, robes : « La quantité considérable d’allusions aux créations de Fortuny dans La Recherche (…) et surtout le rôle privilégié que celles-ci jouent dans le développement de la trame, font de Proust le plus remarquable de ses commentateurs. » Quoi d’autres ? Citons aussi, retracée par Khémaïs Ben Lakdhar Rezgui issu de la section costume de l’École du Louvre, l’histoire d’une robe du soir en mousseline noire et plumes d’autruche qui fit sensation à l’été 1968.

 

Élisabeth Vigée Le Brun, Marie-Antoinette, 1783

 

Elle était signée Yves Saint Laurent et elle symbolisait – et symbolise encore – l’approche artistique du couturier, son style détonant et son sens de la provocation maîtrisée. On peut également mentionner le très fin et passionnant décryptage que fait l’historienne de la mode et du textile Katy Werlin du tableau de Vigée Le Brun représentant, en 1783, Marie-Antoinette dans une vaporeuse robe blanche. Trop vaporeuse, croit-on comprendre, puisque la toile fut en son temps jugée « offensante » – so shocking ! s’indignèrent d’une même voix et les critiques de peinture de l’époque et la bonne société. Il entrait trop d’intimité dans ce portrait de la reine, en un temps qui attendait avant tout des puissants une posture de solennité.

 

Autre chose à signaler ? Et comment ! Par exemple l’article de Maud Bachotet, co-fondatrice de la revue avec Salomé Dolinski, qui nous dépayse singulièrement. Et pour cause il nous parle de l’imposante robe d’inspiration victorienne portée par les femmes de la tribu héréro en Namibie. Il faut y voir un « symbole de leur histoire et de leur identité » puisqu’il s’agit d’un « emblème de résistance et de résilience » entretenu à travers le temps, depuis la décolonisation. Il y aurait tellement à dire encore : la représentation de la robe dans les portraits des puissants à la Renaissance qui vaut expression et affirmation de leur rang,  le rôle – oui, le rôle – des robes portées par le personnage interprété par Maggie Cheung dans le magnifique In the Mood for Love. Et puis les trois robes qui, dans le conte Peau d’âne, sont au cœur du dispositif narratif. Et puis l’attachement sentimental de Dalida à sa garde-robe de scène. Et puis un style vestimentaire pour le moins hybride – rococo-victorien-edwardien – de certaines vraies-fausses Lolita japonaises. Vraiment, cette revue annuelle est à découvrir et à conserver soigneusement dans cette garde-robe de papier qu’on appelle plus communément bibliothèque.

 

Anthony Dufraisse