Le dernier TALWEG se présente sous la forme d’un précieux carnet de notes à spirales, parfaitement adapté pour une expédition vers des territoires peu frayés. Quelle destination ? Du côté de terres spectrales hantées par les chiffonniers prévient l’édito. C’est forcément tentant.
La pensée commune qui sert de fil directeur à ce numéro prend « l’extrait » pour guide. Le morceau choisi, le fragment et le concentré : bref, ce qui se joue à part, c’est-à-dire qui s’écrit dans des interstices, se compose et se rêve en mots ou en images dans des chambres rien qu’à soi.
L’extrait conjure la totalité, autrement dit pour faire de la métaphysique en accéléré, c’est la fin de grand-papa-dieu, celui qui voit et sait tout. Oui, tout sur tout : plus fort qu’Auguste Dupin (Edgar Allan Poe), il devine d’avance le plus malin des coupables à chaque partie de Cluedo. Mais on s’égare… On peut même se perdre dans les zones d’extraction comme dans ce vaste site minier photographié par Denis Deprez en Allemagne, à Garzweiler.
Commençons par redire combien cette revue est magnifiquement mise en page, sans que la complexité de la maquette paraisse gratuite. Et les couleurs font de nous d’heureux orpailleurs : ocre jaune et gris nous jettent au milieu de la poussière du temps, ses boues et ses trésors. Lesquelles citer ? La double page de photographies de trous de fouille par Maud Faivre. Et puis aussi, véritablement envoûtants, les clichés par le photographe et historien autrichien Arno Gisinger du tableau perdu d’Otto Dix Die Witte (La Veuve, 1925), réalisés à partir de plaques de verre de la toile déclarée perdue depuis 1941. Cette veuve photographiée à mi-corps, tenant avec élégance une fleur dans une main et dont le long voile transparent virevolte derrière elle, semble traverser les catastrophes des temps passés jusqu’à celles qui nous attendent encore : une nouvelle Gradiva. Elle va à travers les décombres, les yeux légèrement baissés, sans s’arrêter. Nina Ferrer-Gleize nous livre tout ce qu’on sait encore d’elle et notamment de son destin d’oeuvre confisquée par le régime nazi. Elle précise que le musée de Mannheim a acquis en 1951 un autre tableau d’Otto Dix où figure le même modèle employé par le peintre de La Veuve. Ainsi, « La Veuve est devenue La Folle. » (p. 40) Cette substitution ne manque pas d’une certaine pertinence historique.
Pour intéressante que soit la question de l’extrait, elle émane néanmoins de toute la pensée du fragmentaire qui depuis au moins L’absolu littéraire ( Jean-Luc Nancy – Philippe Lacoue-Labarthe, 1978) et donc les romantiques d’Iéna est au coeur d’enjeux créatifs de premier plan. Marik Froidefond soulève le bon problème dans un texte offrant à l’appui de sa réflexion une myriade d’extraits sur le morcellement de Bloch à Arendt, en passant par Sontag, Hocquard, Kracauer et j’en passe… La question est la suivante : « peut-on penser l’extrait sans la mélancolie ? » (p. 56)
Sans surprise, Walter Benjamin est appelé à la rescousse, lui qui estimait que l’espoir était réservé aux désespérés. Il est donc un des recours de notre riante époque. Mais que faire concrètement dans ces conditions ? Benjamin ouvre des pistes : « continuer les collections, démonter les totalités, fabriquer de nouvelles constellations » (p. 59). Et l’article de s’achever sur une pique à l’adresse de l’omniprésent Georges Didi-Huberman, jugé par trop mélancolique. Pour liquider la mélancolie, un conseil : lire Le Modèle de lettre de motivation en vue de postuler à un travail de nuit dans un fast-food.
Dans le genre documentaire, le travail d’Émilie Saccoccio sur la recrudescence de morts violentes au Mexique mérite toute notre attention. Il s’agit d’un montage d’images et d’entretiens glaçants de jeunes de 25 à 35 ans pour qui la mort brutale devient l’horizon indépassable de leur existence. Écoutons Ivan M. : « Il y a quelque chose qui m’empêche de me projeter vers le moment où je deviendrai un vieil homme parce que j’ai beaucoup d’autres choses dans la tête, cette idée qu’à n’importe quel moment, il y a une grande probabilité que je meurs de manière violente. » Rien de plus compréhensible que le désir de s’extraire d’un tel monde. Fuir ? Ou s’évaporer, comme on le dit de ces japonais transis par le déshonneur qui disparaissent un beau jour de la circulation, pratiquant un véritable suicide social dans une société de l’après catastrophe de Fukushima qui fuit aussi les radiations.
Pour clore moins dramatiquement cette riche livraison, on se passionnera pour la vie « à confirmer » de Jimmy Arrow par Fabien Clouette et Quentin Leclerc. C’est une part de l’histoire d’Hollywood, cette part d’ombre pour emprunter l’expression de James Ellroy, où l’on respire l’interlope à plein nez, la magouille judiciaire et la trahison : bienvenue dans le monde du porno, rayon zoophilie. L’originalité des deux auteurs est de proposer leur récit du réalisateur Jimmy Arrow sous la forme d’un feuilleton circulant de revue en revue.
Mais au fait, une revue, n’est-ce pas essentiellement une composition d’extraits ?
Jérôme Duwa