Avant de consacrer un dossier à la « vie abîmée » (nous y reviendrons), la revue Critique avait proposé en décembre dernier, comme un antidote et un pare-feu, de revenir sur l’œuvre, en apparence si connue, d’Albert Camus. En effet, écrit Philippe Roger, « nous assistons au grand désenclavement de Camus ». Ces « retrouvailles avec la politique camusienne » marquent un tournant et témoignent d’un véritable renouveau des perspectives prises sur une œuvre victime de son succès – et de médiocres vendettinas idéologiques. Nouvelles approches, donc ! Voici enfin l’œuvre « désentortillée des bandelettes polémiques dans lesquelles on l’avait momifiée ».
Dans une brillante « Géopolitique de Camus », Philippe Roger analyse comment l’auteur de L’Homme révolté nous est revenu par la pensée politique et par l’Algérie elle-même avec Kamel Daoud. Cette reconnaissance, ironiquement, est passée par un refus de reconnaissance, celle, en 2007, d’une panthéonisation manquée. Quelque chose chez Camus résistait – et c’est cette résistance, cette dissidence que de nombreux ouvrages ont fait apparaître, de Philippe Pelletier à Alice Kaplan en passant par Jacques Chabot ou David Ohana [1]. La reconnaissance politique et littéraire de Camus tient en cette pensée de midi, méditerranéenne, enracinée dans la pensée libertaire et anarcho-syndicaliste et partisane, contre les philosophies de l’histoire, de mesure et de dialectique – « il faut revenir au principe grec qui est l’autonomie [2] ».
Et donc sonne l’heure de Camus retrouvé : le communiste algérois, bref adhérent au Parti de 1935 à 1937, fondateur du Théâtre du travail et de l’université ouvrière. Christian Phéline et Agnès Spiquel-Courdille ont publié en 2017 un Camus, militant communiste, Alger 1935-1937 (Gallimard) que présente Philippe Roussin. Camus retrouvé : c’est, après le bref passage par le communisme, la poursuite du combat contre la misère et l’injuste coloniale. Le jeune écrivain est profondément marqué, comme Orwell et tant d’autres, par l’expérience de la guerre civile. Les écrits libertaires de Camus « l’Espagnol » ont été rassemblés par Lou Marin en 2016 (Indigènes éditions) et font ici l’objet d’un article de Jean-Christophe Angaut. Sa critique des totalitarismes comme son opposition au marxisme doivent être lues dans cette perspective – et non suivant les canons de Guerre froide : « la critique camusienne du totalitarisme est inséparable d’un idéal d’émancipation et de révolution sociale ». Sa fraternelle fidélité aux ouvriers et militants anarchistes, sa volonté de maintenir « un idéal d’émancipation à distance du stalinisme et de l’anticommunisme pro-américain ont fait de lui un « ami très sûr » du mouvement libertaire et de la démocratie. Il alertait ainsi : « Faites attention, quand une démocratie est malade, le fascisme vient à son chevet mais ce n’est pas pour prendre de ses nouvelles. »
Cet « ami très sûr », quelles que soient nos philosophies, n’oublions pas de le retrouver souvent.
François Bordes
[1]. Dans une bibliographie immense et sans cesse croissant, la revue signale en particulier : Philippe Pelletier, Albert Camus, Élisée Reclus et l’Algérie : les « indigènes de l’univers », Paris, Le Cavalier bleu, 2015 ; Alice Kaplan, En quête de L’Etranger, Paris, Gallimard, 2016 ; Jacques Chabot, Albert Camus. La Pensée de Midi, Aix-en-Provence, Edisud, 2002 ; David Ohana, Albert Camus and the Critique of Violence, Brighton/Eastbourne, Sussex Academy Press, 2017 ; signalons aussi Peter Hayden, Camus and the Challenge of Political Tought, Basingstoke, Palgrave McMillan, 2016.
[2]. Albert Camus, Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard, « Pléiade », 2008, p. 1101.