Tant que le prochain numéro n’a pas paru – annuelle, la revue sort toujours en septembre –, il n’est pas trop tard pour parler de Phaéton 2018, quatrième du nom. 333 pages exactement, pas loin d’une centaine de contributions ; c’est assez dire que cette nouvelle livraison est copieuse (le tout dans une typo qu’on aimerait peut-être un peu moins rugueuse). Il faut dire que rien de ce qui est humain n’est étranger à cette revue, pour paraphraser l’ami Montaigne, originaire de Bordeaux comme elle. Et telle il faut la prendre : comme un espace plutôt que comme un lieu. C’est-à-dire principiellement ouverte. Ouverte aux savoirs, à tous les savoirs, quelles que formes qu’ils prennent, philosophiques, juridiques, scientifiques, historiques, etc. Toutes choses, donc, promptes à nourrir la curiosité insatiable de ce que j’appelle les esprits-patchworks.
Vraiment, les parrains, correspondants à l’étranger et animateurs nombreux de cette publication, fondée et dirigée par l’avocat et écrivain Pierre Landete, se sont assignés depuis 2015 la tâche de ne s’interdire aucun champ de connaissances, pénétrant souvent avec passion, parfois jusqu’à l’érudition, dans la complexité d’une époque, d’un personnage ou d’un concept. Cette transdisciplinarité nous vaut cette fois-ci de passer, par exemple, d’une réflexion sur le sens du projet européen au miroir de l’expérience grecque des dernières années (« une tragédie économique ») à un article sur les cartes postales (la toute première serait apparue en 1869, en Autriche) ou à un texte sur la notion de réputation (à la lumière, tiens le revoilà, de Montaigne). Ou bien de faire une traversée de la Grèce en poèmes (avec le bucolique Théocrite, avec Yannis Ritsos, avec Moustaki, né égyptien mais d’origine italo-grecque et naturalisé français). Bref, vive les varias !
Dans ce numéro foisonnant (trop ?), à facettes ô combien multiples, une lecture se détache assez nettement selon moi : celle d’Une mer de diamants, nouvelle inédite de Marc Pautrel, un écrivain que connaissent bien les lecteurs de la collection « L’Infini » chez Gallimard, à travers les huit romans qu’il y a publiés. Eh bien ce texte est un bijou, justement. Ainsi sont les diamants : ils attirent à eux toute la lumière. Question de sensibilité sans doute, c’est pour moi la pièce maîtresse de cette livraison. Je crois même pouvoir dire que c’est l’une des meilleures nouvelles que j’ai lues depuis bien longtemps. Son atmosphère, sa tension tragiquement banale, sa poésie fataliste et tendre à la fois : elle produit quelque chose d’assez bouleversant. C’est l’histoire d’une famille, à travers trois générations, dans un même village. Une histoire de transmission, autour d’une usine de confection de meubles, qui nous est racontée par Marc Pautrel avec une infinie délicatesse, un habile sens de l’ellipse et surtout, oui surtout, une profonde justesse. Rien ne s’y passe que, précisément, le temps qui passe à travers des êtres que chaque époque façonne. Rien que l’écoulement de la vie comme elle va, bienveillante parfois, souvent confuse, imprévisible toujours. La mer de diamants du titre désigne une vision, un jour, depuis un promontoire : « Et sur l’horizon, l’étang, pendant quelques secondes, lui semble devenir une mer de diamants, une mer qui contiendrait tous les gens qu’il connaît. » Dans cette chronique familiale en accélérée, on suit « le sens unique du courant, de la source vers la mer, de l’amont vers l’aval, toujours ». Un grand-père, un père, ses fils ; des chemins qui finiront par se séparer, des vies qui dévient. On y tire, simplement, « le fil du déroulement de la vie ». Simplement mais intraitablement – puisque telle est l’existence. Au fond s’y disent l’expérience, le métier de vivre, si peu communicables. Tout ceci est raconté dans une langue qui vous porte, vous berce et qui, ce faisant, verse au creux du cœur une manière de mélancolique liqueur. Je le redis, c’est un texte très juste, et vraiment beau que signe là Marc Pautrel. Oui, un bien beau cadeau fait à Phaéton.
Anthony Dufraisse