Étudiante, Chantal Thomas découvre Sade en lisant Bataille. Plus tard, en 1982, elle rencontre Jean Piel et commence à écrire dans Critique. Une sixième livraison de notre chronique qui ordonnent des souvenirs teintés de bleu…
Critique Memories #7
La couleur bleue
Durant mes années étudiantes à Bordeaux la lecture de Sade a été l’une de mes expériences les plus brûlantes. Dans la continuité, et à peu près à la même époque, j’ai découvert l’œuvre de Georges Bataille : Le Bleu du ciel, Histoire de l’œil et des textes parus dans la revue Critique. Bataille, comme Sade, m’éblouit pour avoir réussi l’exploit d’aller aussi loin que possible dans l’exploration et l’imagination fantasmatique des ressources érotiques – ceci dans une prose limpide, en parfait accord avec un idéal classique d’équilibre, de raison, d’argumentation. Tous deux, confrontant la pensée à un Impossible, mouvement par lequel se relancent à la fois l’énergie philosophique et l’élan romanesque. C’est donc avec en tête l’éloge fait par Bataille de Sade et d’une philosophie de l’excès que j’ai rencontré pour la première fois Jean Piel, successeur de Georges Bataille à la direction de Critique depuis la mort de ce dernier en 1962. Jean Piel bénéficiait à mes yeux de cette proximité de rôle ou de fonction, une proximité qui était aussi, ou d’abord, de famille, puisque, très vite, il m’apprit que sa femme, née Simone Maklès, était la sœur de Sylvia Bataille (devenue depuis l’épouse de Jacques Lacan, point sur lequel Jean Piel n’était pas prolixe) et également de Rose Masson, l’épouse du peintre André Masson.
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Cette première rencontre date de 1982, à l’occasion du numéro spécial sur Roland Barthes. Jean Piel avait alors soixante-dix-huit ans, il marchait avec difficulté (c’était le père du philosophe Michel Foucault, chirurgien, qui avait raté son opération de la hanche, soulignait-il), parlait d’une voix assourdie, mais il émanait de lui une insolence de jeune homme doublée d’une assurance de grand bourgeois. Ce dernier trait aurait pu m’être antipathique sans le bonheur de séduction, la sincérité d’émotion, l’élégance et les drôleries de langage qui contribuaient, ainsi que son sourire et ses yeux d’un bleu clair, à son charme.
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En tant que directeur de revue, Jean Piel se montrait capricieux, autoritaire (non sans humour), entier et fidèle dans ses goûts littéraires et philosophiques (il avait, par exemple, la plus vive admiration et une grande amitié pour Clément Rosset). Jean Piel prenait plaisir à exiger les articles dans des délais absurdement brefs et à vous lancer sur des pistes inconnues. Pour moi, ce fut surtout le cinéma italien et japonais, et, dans cette ligne japonisante, le travail passionnant de Maurice Pinguet. Mais, aussi, réciproquement, il était partant pour partager vos élans et s’enthousiasmer avec vous pour de nouveaux auteurs, ainsi à propos de Thomas Bernhard. Écrire dans Critique une série d’articles sur l’écrivain autrichien allait m’entrainer à me lancer dans un livre sur lui…
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Je me souviens qu’au jour de l’an Jean Piel était toujours le premier à me souhaiter au téléphone, de sa voix si faible et si proche, la bonne année. Je me rappelle aussi qu’à la dernière visite que je lui fis, chez lui, en 1995, alors qu’il était alité, j’avais adopté un ton d’optimisme, à quoi il avait répondu sur un mode brusque mais sans emphase particulière : “Non, je ne me relèverai pas. Et c’est normal.”
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Il faisait très beau. J’avais mis un chemisier bleu. Sa couleur de prédilection.
Chantal Thomas
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