Le temps politique que l’on vit relève d’un étrange suspens. La campagne pour les élections européennes est ouverte, les temps de parole comptabilisés, les affiches placardées devant les écoles. On entend les pro-européens défendre une organisation protectrice à la dimension du monde globalisé des grands ensembles, les farouches opposants l’agonir de tous les maux dont chacun des pays souffre. Les fake news pullulent, les menaces tonnent, la mobilisation semble proportionnellement contraire à l’importance des enjeux. On attend, on ne sait pas où va l’Union européenne, quelle majorité va l’emporter au Parlement, quelle Commission succédera à celle dirigée par Jean-Claude Junker…
On ne sait pas vraiment ce qui va se passer, mais « le moins qu’on puisse dire est qu’on est dans la plus grande incertitude au sujet du devenir immédiat de l’Union européenne ». Ainsi s’ouvre l’éditorial du 45e numéro de Diasporiques, par l’expression d’une certaine inquiétude que viennent nourrir les derniers développements politiques récents – crise des « Gilets jaunes », négociations ubuesques pour le Brexit, crise des migrants, bronca de certains pays de l’Europe de l’Est, Pologne et Hongrie en tête, victoire du Parti socialiste en Espagne, réformes audacieuses de la gauche portugaise, fin de règne d’Angela Merkel, etc. – et la parole confuse, mésinformée, approximative.
Toute cette livraison va à rebours de l’ambiance du moment. Et c’est quelque chose qui fait du bien, à chaque parution de Diasporiques, que d’entendre une parole claire, nette, précise, informée qui aborde des questions en en reconnaissant la complexité et se projette dans un futur possible. Que l’on partage les opinions de ses contributeurs ou des intervenants de chaque dossier, on y reconnaît une forme d’attention, de bienveillance. Ici, Philippe Lazar reprend une conversation passionnante (un peu technique parfois) avec Jean-Claude Trichet, l’ancien président de la Banque centrale européenne (cf n° 43), sur la situation réelle de l’Union et la manière dont elle peut avancer dans sa construction. On est loin des Cassandre habituelles, fossoyeurs anticipateurs de la plus grande aventure politique démocratique des cent dernières années. Il y rappelle les succès de l’Union, ses avancées réglementaires, ses réussites économiques mais surtout, il montre bien les contradictions de tous les discours qui se tiennent sur l’Europe, analyse les sentiments contradictoires qui animent les citoyens (en particulier Français) quand on les confronte aux réalités politiques du continent. Mais la devise de l’Europe n’est-elle pas, lucidement : In varietate concordia ? Il y déploie une vision optimiste (parfois un peu idéalisée probablement) des développements futurs de l’Union.
C’est une vision nettement plus inquiète qui préside à la contribution de Jacques Aron qui s’interroge sur les résurgences d’un populisme national dans les pays européens. Il entreprend ces enjeux d’un discours politique réactionnaire selon les modalités d’un refoulé. Manière de se tourner vers le passé pour en faire quelque chose. In nous avertit en quelque sorte : « La recomposition des forces sociales autour d’un autre projet de société ne pourra faire l’économie de la démocratisation des grandes institutions internationales et supranationales, aussi difficile soit-elle. » Et n’est-ce pas le véritable enjeu intellectuel des débats présents, savoir que faire, comment organiser une cité qui dépasse la spécificité locale, l’histoire de chacun en quelque sorte. C’est probablement ça, se défaire d’un refoulé.
On lira avec intérêt la contribution d’Alice Di Concetto sur les politiques qui définissent, promeuvent ou réglementent les droits des animaux ou celle du Grand imam de Bordeaux, Tareq Oubrou, qui débat avec Louis Schweitzer et Philippe Lazar de l’abattage rituel et de la place de ce débat dans l’actualité. On lira aussi, pour notre édification peut-être, le texte de Jean Monnet reproduit à la page 15 : « L’essentiel est de créer progressivement entre les hommes d’Europe le plus vaste intérêt commun géré par des institutions communes démocratiques auxquelles est déléguée la souveraineté nécessaire. »
Ce numéro est remarquable pour une autre raison. Il accueille l’un des « Grands transparents » les plus importants de la série que Maurice Mourier a débuté en 2010 (au rythme d’un numéro sur deux). Il y propose une modalité critique originale qui traverse, ou provient, de son existence, de son parcours de lecteurs. Il y dit l’incorporation en lui de certaines voix d’écrivains – Michaux, Prévert, Baudelaire, Hugo, Villon… –, ce qu’elles changent en lui. Lectures profondes, érudites, drôle, humanistes, ces épisodes font en quelque sorte grandir les lecteurs, éclairant des œuvres d’une lumière toute intérieure et intime.
Cette livraison consacrée à André Breton, l’inventeur de l’expression qui donne son titre à cette série, apparaît essentielle pour comprendre le projet de Maurice Mourier, sa manière d’envisager ces textes et de reconnaître l’unicité de son parcours. Car Breton n’est pas seulement un grand écrivain qui « plus qu’aucun poète français de son temps (est) difficile », mais un phare qui a fait basculer la manière de lire d’un jeune homme qui se dépeint en « loir » endormi que vient faire sursauter une œuvre stupéfiante qui balaie les savoirs tout faits et remet tout à plat. Révélation donc, bouleversante. C’est que pour lui, Breton « peut encore nous sauver du conformisme », nous faire basculer du côté de la vie supérieure de l’esprit et de la beauté. Il le dit dès l’abord, il ne pouvait « disparaître avant d’avoir pu (se) colleter avec le plus considérables de (s)es fantômes ». Car les écrivains sont cela aussi : ils nous précèdent, nous ouvrent un chemin inquiétant, flottent autour de nous, nimbant le réel de ce qui l’excède et nous fascine. C’est d’évidence que Breton prend place au « centre de ce maelstrom poétique », qu’il y augure en quelque sorte. Comme des yeux immenses qui regardent le monde. Maurice Mourier retrace le parcours du poète, le développement du mouvement, revient sur sa centralité, ses rapports au communisme et plus largement à la politique, sur l’influence de Vaché, le rôle de Soupault, réfléchit la place du sentiment amoureux, de la pulsion sexuelle, de la transcendance… Mais la lecture, savante et informée, ne s’effectue jamais pour elle-même. Elle exprime les fondements d’une existence, informe sa trajectoire infime et unique, s’inscrit dans la vie, son épreuve. C’est ce qui bouleverse dans ces textes de Maurice Mourier, cette capacité de dévoiler la complexité des livres, des langues, des lieux, des réalités et des contingences des œuvres, sans jamais les séparer de la vie, du fourmillement hasardeux de la vie. Avec lui, on relit, on résiste, on vit quoi !
Hugo Pradelle