L’improbable peut engendrer n’importe quoi. Parfois, on reste étonné devant sa survenue, parfois, on éprouve un sentiment dubitatif. Souvent cela ne dure pas, on demeure dans un phénomène ponctuel. Sigila parvient à maintenir ce sentiment particulier depuis de longues années. Et sa 43e livraison ne déroge pas à la règle. Le projet de la revue animée par Florence Lévi semble d’une incongruité frappante, en tout cas voué à un épuisement rapide : produire une revue franco-portugaise sur le secret ! C’est ahurissant de constater qu’il reste des choses à dire, qu’on trouve des sujets, des angles, des textes tout simplement. Déployer une telle matière sur une si longue durée relève de l’exploit. Comme l’écrit Jean Starobinski récemment disparu dans une lettre adressée à Florence Lévi en 1996 : « Une revue sur le secret est une contradictio in adjecto. Mais c’est peut-être aussi un défi. »
Quelques exemples des sujets abordés au fil des années : En cachette – Às escondidas ; L’Espion – O espiāo ; La honte – A vergonha ; L’Indiscrétion – A indiscriçāo ; Clandestinités – Clandestinidades ; Le Silence – O silêncio…
Aujourd’hui, un sujet dont on s’étonnerait presque qu’il ne soit déjà apparu dans le cours de la réflexion, on écrirait volontiers fouille, à laquelle se livre Sigila : l’anonyme – o anónimo. La figure des écrivains fantômes de Pessoa nous traverse, fulgurants, comme des silhouettes dans une ruelle lisboète dont on se demande si on ne les a pas rêvées… Comme souvent, les bons sujets – c’est-à-dire ceux qui produisent de la réflexion en animant immédiatement l’imagination – emportent le lecteur, comme si d’évidence il se les appropriait. On ne fera pas liste des questions qui se bousculent dans notre tête, chacun aura les siennes, dans son ordre, avec sa cohérence.
Comme chacune des livraisons de Sigila, ce numéro fonctionne comme une série, par pics, par touches, par genres… qui s’additionnent pour proposer une manière de cartographie sensible et intellectuelle. C’est par la variété qu’on comprend cette revue discrète et sobre. On peut choisir de commencer par le bout que l’on veut, en se laissant aller à son goût propre, à la congruence d’une contribution avec ses préoccupations personnelles. Par exemple, les traits du visage de L’Homme au gant peint par Le Titien vers 1520 peuvent fasciner et nous faire plonger dans le texte passionnant de Diane Luttway sur les Visages anonymes, sur ce qui se joue de notre regard dans leur apparition, dans la confrontation qu’ils imposent, au temps qui s’y ordonne. On y entrelace les réflexions de Lévinas ou Sartre à l’actualité, on y divague jusqu’à l’île des Cyclopes, on y pense le sujet animal… On y entend « le mouvement même de la conscience ou de la vie », un éloge du trait. Voisin, on lira le texte de Daniel Koren sur la nomination, sur ce que l’on en porte ou qu’elle porte de nous, ou celui d’Alain Cantillon qui interroge la figure de l’auteur à l’époque moderne…
Mais qu’on ne se méprenne pas, les contributions ne se cantonnent pas au champ savant, à l’érudition… Elles touchent à des sujets ou des pratiques étonnants tout autant… On appréciera le texte de la juriste Delphine Bouit sur l’anonymat judiciaire ou celle de Franck Mermier qui pose le principe d’une opacité sociale que vient perturber l’absent, c’est-à-dire l’anonyme. Pessoa n’est pas la seule voix portugaise que l’on entend à l’évocation de ce sujet. On retrouve évidemment celle de José Saramago dont Agnès Levécot analyse les fictions historiographiques comme Le Dieu manchot ou Histoire du siège de Lisbonne. Comme dans chaque livraison, des textes littéraires ponctuent le numéro. Ici, on lira des textes d’Ana Luísa Amaral, de José Afonso, d’Éva Nguyen ou de Zelda Schneerson qui écrit :
À tout homme il est un nom
que le Seigneur lui a donné
que son père et sa mère lui ont donné
À tout homme il est un nom
que sa grandeur et sa manière de sourire
lui ont donné
[…]
À tout homme il est un nom
que les saisons de l’année lui ont donné
que sa cécité lui a donné
À tout homme il est un nom
que la mer lui a donné
au lui a donné
sa mort.
Dans ce numéro, la grande affaire semble-t-il c’est la présence et l’absence, la reconnaissance, le lien qui se crée, que l’on accepte. Et qui parfois se trouble. L’anonyme relève de cette perturbation nécessaire, fondatrice. On y touche à quelque chose qui nous trouble profondément, un autre autre, un innomé, un nous-mêmes impossible.
Hugo Pradelle
Vous pourrez retrouver l’équipe de Sigila
lors du Salon de la revue qui propose une rencontre autour de ce numéro
le samedi 12 octobre de 12h à 13h