Le journal d’Huguenin

 

 

La lecture du Journal de Jean-René Huguenin frappe immédiatement. On y entend une sorte de voix intérieure, de colère angoissée, un appétit féroce pour la vie, ses aléas, une sorte de retenue aussi, d’empêchement. On y perçoit un mouvement impossible vers le bonheur, un goût de la vie, des arrêts, des doutes, des peurs… Mais aussi des enthousiasmes, des emportements, des colères, des désirs… Assurément, ce texte a, comme l’écrivait François Mauriac en 1964, « la lividité de l’éclair ».

 

On y est emporté – parfois avec quelque excès ou quelque complaisance –, dans l’existence d’un jeune homme brillant qui entreprend son premier roman – qui deviendra La Côte sauvage –, fait ses études (de belles pages fort ironiques ou brusques sur son parcours à sciences po…), apprend à vivre sa vie, voyage, s’enthousiasme pour des livres, des manières d’écrire, de penser le monde, en rejette d’autre avec une espèce de franchise brute…

 

C’est un texte très écrit, traversé de véritables fulgurances, quelque peu difficile à qualifier exactement qui raconte une jeunesse qui ne connaîtra pas de fin, qui reste suspendue aux premières amitiés comme aux premières branches des arbres, aux désirs fougueux ou désabusées, exagérés souvent… Huguenin meurt à 26 ans à peine dans un accident d’auto. Et dans ce tourbillon de la jeunesse, des années d’études, des rencontres essentielles, dans l’énergie des débats du temps, emportés par des opinions ou des conceptions assez fraiches du monde, Huguenin n’est pas demeuré seul, reclus, étudiant, écrivant ce premier livre dans lequel il place tous ses espoirs…

 

Non ! il rencontre d’autres jeunes étudiants qui comme lui cherchent leur place (et la trouveront) : Jean-Edern Hallier et Philippe Sollers en tête… C’est que le jeune Huguenin fait partie de la bande fondatrice de Tel Quel en 1960… Il y côtoiera ce petit groupe qui a décidément grandement marqué leur génération et les suivantes : c’est un groupe un peu étrange, un peu désaccordé : Philippe Sollers et Jean-Edern Hallier bien sûr, mais aussi Renaud Matignon, Jean-Loup Dabadie et Jacques Coudol…  Rejoindront l’aventure, Jean-Louis Baudry, Denis Roche, Jacqueline Risset, Jean Ricardou, Jean Thibaudeau, Julia Kristeva… On ne va refaire l’histoire de cette revue essentielle, mais plutôt dire combien il est peu courant de lire son existence, dans le corps d’un texte intime comme celui d’Huguenin, d’y saisir des bribes d’une histoire plus large, celle de son investissement dans la revue, des distances qu’il prend avec elle…

 

Jean-Loup Dabadie, Jean-Edern Hallier, Jean-René Huguenin, Renaud Matignon, Jacques Coudol, Jean Thibaudeau & Philippe Sollers (éd. du Seuil)

 

On y entraperçoit, comme au détour ou au coin du bois, des petits bouts, périphériques de cette histoire intellectuelle que les revues, les groupes, nourrissent… On appréciera souvent les portraits caustiques et enlevés, les petites prises de bec, les lucidités intermittentes de la jeunesse… Il faut dire, comme le rappelle Mauriac en préfaçant ce Journal, deux ans après la disparition d’Huguenin en 1962 : « Le langage n’avait pas à ses yeux cette valeur absolue que lui confèrent ses amis de Tel Quel. » Des amis donc, des proches, mais qui prennent décidément un chemin divergent… Il faut dire qu’Huguenin s’agace du Nouveau roman, qu’il semble un peu trop obsédé par dieu, qu’il a un côté moralisateur parfois presque réactionnaire… En témoignent ces quelques lignes féroces qu’on ne peut résister de citer : « Jean-Edern et la bande de Tel Quel : des techniciens, des spécialistes, aussi polarisés à vingt-cinq ans, aussi définitivement fermés que des ingénieurs ou des chirurgiens, avec cette différence qu’ils conservent l’illusion d’être des cerveaux universels. »

 

 

On percevra, plus le volume avance, au gré des notes quotidiennes, le travail d’un jeune homme qui travaille pour des revues et des journaux : c’est toujours la course, un peu ennuyée, il y a toujours un texte à achever dans la précipitation, un pensum, mais aussi des envies, de grands partages… C’est, à lire Huguenin, une sorte de travail de soutier, un labeur, un exercice toujours repris. Il faut rendre sa copie, voir une exposition. On est obligé d’avoir un avis, de prendre une position. Il écrit ainsi pour Arts surtout, Réalités, Tel Quel… On en lira une grande part dans Une autre jeunesse… On perçoit dans son Journal la place ambiguë des revues : espace de rencontres, de formations, exutoire intellectuel, réseau, lieu de vraies amitiés… mais aussi empêchement, contrainte, habitude, occupation… C’est assez rare de lire cette machinerie des revues, de l’entendre dans le grand brouhaha de la vie, par touches, sur le vif, au gré de la lecture et de la vie au jour le jour d’un, décidément, drôle d’écrivain.

 

Hugo Pradelle