La parution d’une nouvelle revue est toujours un petit événement, ne serait-ce que pour son équipe. Sans s’en apercevoir toujours, le monde qui l’entoure est touché lui aussi par cette éclosion : ici et là, des couvertures se laissent voir, des gens parlent, et parfois même de futurs lecteurs l’achètent. Ses thématiques ou son propos sont relayés, elle est, ou non, en phase avec la vie culturelle, philosophique ou sociale. On a conclu souvent, par exemple, que les revues dada portaient quelque chose de l’électricité qui nimbait le monde technique et, finalement, guerrier, de l’Occident des années 1910. Il sera étonnant que l’on ne voit pas que s’intituler Des pays habitables et jaillir au moment où le « grand confinement » planétaire tente d’abattre un virus en lui retirant ses victimes, présente quelques points d’ancrage pour une réflexion sur notre civilisation et son rapport à l’espace.
Nous sommes-nous faits une civilisation habitable ? Il en est qui doutent. Parmi ceux-ci, certains s’interrogent sur cette notion d’espace et ses caractéristiques fonctionnelles, au sens anthropologique. Non loin, l’écrivain Philippe Garnier s’interroge quant à lui sur le vide que nous ne cessons de produire pour le remplir, et pour colporter les produits de consommation qu’il s’agit de mener au consommateur que nous sommes tous. C’est la civilisation du packaging et du contenant qu’il ausculte à travers son essai par fragments, La Mélancolie du pot de yaourt. Méditations sur les emballages (Premier Parallèle, 2020). Jusque dans notre manie du plastique et des matériaux imputrescible, notre civilisation ne ménage pas l’espace vivable. Et l’on peut ici englober dans cette notion les habitations, appartements, maisons de retraite, studios et chambres de bonne ou d’étudiant que l’urbanisme n’a pas rendu toujours agréables — en particulier lorsque l’on doit s’y maintenir des semaines durant… Des pays habitables, voilà bien la question qui nous occupe tous aujourd’hui. L’écologie, ou l’art de vivre dans notre monde est devenue cardinale. Habiter écologiquement, politiquement, économiquement, culturellement, essentiellement. Il y a longtemps, aussi, que cette interrogation structure le travail de Joël Cornuault, poète, essayiste et libraire, désormais directeur de revue, occupé à créer des liens, des amitiés dit-il, puisqu’il ne jure que par « Naïveté, Utopie, Exubérance » comme l’indique le sous-titre de sa nouvelle publication. — Il écrivait et diffusait déjà sous une forme intempestive et strictement aléatoire des Notes de Phénix, feuille adressée par la poste à ceux qu’il souhaitait toucher de ses proses poétiques et de ses chroniques, dont certaines ont par la suite vu le jour sous forme de recueil (Dromomanies, Bleu autour, 2018).
Ses sujets de prédilection ne changent guère, et c’est là que l’on reconnaît les sincères et les engagés : la nature, la topographie urbaine, les lieux et les aires, le voyage lent du marcheur, le pas qui laisse ou fait songer, la flânerie qui enfante les rêves, les phantasmes et les idées, les écrivains qui se sont souciés de la vie naturelle et des rapports de l’être humain au nécessaire et à l’utile, les roueries de la Terre et les somptuosités de la pierre et des plantes, les vertus et défenses des quatre éléments, la noblesse du règne animal, les usage de tous, parfois ensemble, souvent séparés… Une écologie en forme de croisée des chemins — en bois — dont l’Homme serait l’un des clous, et non la croix elle-même, même s’il tient plus souvent du boulet que de l’outil affuté.
Dans un aphorisme dont elle avait le secret, Natalie Clifford Barney, l’Amazone de Remy de Gourmont, énonçait en 1910 son sentiment sur la littérature de son temps : « La littérature devient décidément inhabitable », énonçait-elle dans ses admirables Éparpillements (La Coopérative, 2020). Ce à quoi le géographe allemand Alexander von Humboldt rétorque : « Le sentiment si diversement manifesté de la nature, et la condition des pays que les peuples habitent actuellement ou qu’ils ont jadis traversés dans leurs migrations, ont enrichi les langues de mots plus ou moins significatifs pour exprimer la configuration des montagnes, l’état de la végétation, l’aspect de l’atmosphère, le contour et le groupement des nuages ; mais beaucoup de ces mots ont été détournés de leur sens primitif par un long usage et par l’arbitraire de la littérature. »
Prenant le contre-pied de l’assertion chagrine de la belle Natalie, Des Pays habitables envisagent la proposition exactement inverse : la littérature n’est-elle pas le lieu où s’exprime le monde habitable ? Autour des fondateurs de la géographie que furent Humboldt et Élisée Reclus — Joël Cornuault est le biographe de ce dernier —, règnent dans un sommaire aussi bariolé qu’un châle russe la vie (Saint-Pol-Roux par Laurent Albarracin), la joie (Cécile Even), la neige et les oiseaux (un très beau poème de feu le Creusois Julien Bosc, 1964-2018), l’utopie (Bernard Palissy et Reclus dont on découvre un texte inédit sur l’amitié de 1894), l’amour (Margaret Fuller), la lune (Malcolm de Chazal)… Autant d’ouvertures dans les possibles habitations du monde, jusqu’à la vie nocturne des animaux dans la forêt primitive (Humboldt) et, clin d’œil aux confinés, le Journal d’une amibe d’Anne-Marie Beeckman qui insiste sur l’inutilité des voyages, malgré le magnifique bois de Louis Moreau (1883-1958) qui sert de frontispice à l’élégant numéro inaugural, montrant un trimardeur saluant du galure les cheminées de la ville qu’il laisse derrière lui. Le message de Des pays habitables est là : changeons notre environnement détestable mais restons où nous sommes : sur Terre.
Éric Dussert