La récente et inédite période de confinement généralisé a engendré le pire (des écrits terre à terre) et le meilleur, catégorie dans laquelle on rangera cette nouvelle revue mensuelle de création poétique (au sens large du terme) qui, sous sa forme de journal accompagné d’un poster, crée un appel d’R pour nous faire prendre de la hauteur. Au passage, on se gardera bien de réduire le titre à son premier terme, sous peine d’être renvoyé à une revue aéronautique du début de siècle (+ DVD), ou même, par un bond en arrière d’une soixantaine d’années, au « Magazine d’aviation pour la jeunesse »… Si l’on cherche des références pertinentes, c’est du côté de BoXoN / tapin2 ou de Talkie-Walkie, revue poetiK-politK-poP[1], qu’il faut regarder : au plan matérique comme dans sa visée critique, COCKPIT Voice Recorder s’inscrit dans le prolongement de ces publications, revendiquant les cultures pop – qu’incarnent l’objet cheap (fascicule en photocopies A4), l’univers médiatique et les icones du monde moderne – et punk (le noir et blanc du Do It Yourself).
Le bandeau « #jeveuxquemapoésiepuisseêtrelueparunejeunefillede14ans » qui figure au bas de la quasi-totalité des pages de chaque numéro nous laisse perplexe : ira-t-on jusqu’à croire que cet idéalisme jeuniste est le fait d’une rédaction qui ne sait plus ce qu’est aujourd’hui une jeune fille de 14 ans ? Est-ce une volonté de faire descendre la poésie de son piédestal / Mont Parnasse ? Voici ce que déclare Christophe Fiat juste avant la parution du numéro 3 : « C’est une citation de Lautréamont que j’interprète ainsi : plus tôt on lit de la littérature et plus tôt on est armé et outillé pour comprendre la violence du monde dans lequel on vit et le nôtre n’en manque pas, assurément[2] ». Ce qui est certain, c’est que la phrase recyclée de Lautréamont peut servir ici, non pas d’objectif réel, mais d’horizon virtuel. Ainsi pourrait s’expliquer la prégnance, notamment dans le dernier numéro, de certains supports et contenus, tout comme d’un regard enfantin ou d’un ton faussement naïf : retenons, de Charles Pennequin, la « vivance » des vacances de Bobi… la ritournelle de Vale Poher, « Ça ira », que l’on pourrait affubler du sous-titre La crise sanitaire expliquée aux enfants : « Tu te souviens de rien. / 20, 13, 55 morts. / C’est rien. / C’est quoi ? / Ça été. / C’est passé. / C’est qui ? / Rien. […] Le spectacle va bientôt commencer / Ça ira / On chantera. / Ça été. / Les lanternes rallumées. / Ça ira. / Ça été. / Puis ça reviendra. / On s’habituera. / Des chiffres / C’est rien. / Ah ça ira. / Des chiffres / C’est nous / C’est rien. / Ah ça ira » (n° 3, p. 52). L’essentiel est dit, avec une rare économie de moyens. Quant au supplément estival, « COCKPIT ON THE ROCK », il parodie les rubriques des magazines en partie destinés aux plus jeunes : série, jeu des sept erreurs, tatouage, dessin, sms, blague, coloriage, horoscope, chanson…
Mais, bien évidemment, il est question du virus – encore que Rodrigo Garcia cible celui « qui infecte (de façon irréversible) le langage » – comme du confinement, sur lequel Pascal Rambert porte un regard acide :
« les mêmes qui à longueur de temps crachaient sur la production littéraire
cinématographique et théâtrale de leur temps
en louant l’invention des séries contemporaines
vues du canapé
s’étaient
cernés par l’angoisse
mis à écrire leur journal de confinement
quelque chose de »
(n° 2, p. 13).
Patrick Beurard-Valdoye, lui, nous offre un curieux « Rêve des confineurs », où sont réunis de façon improbable, voire incongrue, Kurt Schwitters, le défunt Bernard Heidsieck – qui dicte ses « dernières volontés » –, Jacques Roubaud, ou encore Anne-James Chaton…
L’étude des éditos atteste que ce singulier ZNI (Zingue Non Identifié) se présente comme un objet polyphonique qui « enregistre plein pot », avec « des dissonances, des larsens, beaucoup d’échos » (n° 1 : « Boîte noire »)… Nul lissage, nul filtrage, nul mixage : du brut. Embarqués – et non pas impliqués, comme le veut la bien-pensance ambiante qui a taillé un modèle de zinzintellectuel, témoin appliqué s’efforçant de ne manquer aucun enjeu sociétal conséquent –, les pilotes de COCKPIT Voice Recorder nous embarquent dans un monde chaotique dont il s’agit, non pas de s’évader, mais de répercuter les soubresauts :
« Les voix qui rythment ce numéro ne sont pas réconfortantes, ni protectrices. Elles captent les collisions de notre époque. Elles disent ce qui se passe dans ce réel complètement abruti, ahuri et agressif afin de rendre possible une nouvelle imagination capable de produire des épopées énergiques et frontales.
L’art et la littérature ne sont pas là pour donner un supplément d’âme à ceux qui se rêvent en Robinson avec un perroquet pour seul interlocuteur et des cannibales comme seule preuve d’humanité ou plutôt d’inhumanité […] » (n° 2 : « Un léger larsen »).
N’en déplaise aux bellez’âmes, il ne s’agit pas de s’inventer des utopies & échappatoires, mais de se cogner à la dure réalité de notre monde qui devient inhabitable, de se confronter à ses collisions[3] et convulsions, ce dernier terme clignant du côté du surréalisme pour insister sur la nécessaire recherche esthétique : « Nous serons donc épiques et par nos écritures et par nos formes plastiques racontant, décrivant les collisions et les convulsions de cette époque au travers de scènes, d’épisodes, de chroniques aux incidents multiples. Mais nous ne renoncerons pas à la beauté d’une « poésie-éclair » aussi fulgurante que les décharges d’un orage d’été, poésie corrosive, caustique à la viralité jubilatoire […] » (n° 3 : « Une poésie-éclair »). Poésie-éclair : l’épopée contemporaine comme lance-flammes et feu d’artifices ! La viralité caustique/comique contre la viralité morbide/moralisatrice ! Sans être révolutionnaire, le programme est en effet enthousiasmant. En clair, mentionnons quelques « fusées » des derniers numéros : le montage critique de Nathan Lahire, à partir de 64 prélèvements dans la presse politique effectués en décembre 2019 et janvier 2020 (n° 3) ; dans le n° 2, les détournements de Guy Bennett (le slogan « Make America Great Again » devient, entre autres, « Make America Grotesque Again ») et de Manuel Joseph (« BLACK LIVES MATTER » devient, au prix d’une faute d’anglais il est vrai, « EACH LIVES MATTERS »)…
Ambitieux, ce nouveau mensuel ne manque pas d’atouts : les contributions de valeurs sûres (Guy Bennett, Patrick Beurard-Valdoye, Julien Blaine, Anne-James Chaton, Antoine Dufeu, Jean-Michel Espitallier, Christophe Fiat, Manuel Joseph, Charles Pennequin…), mais aussi de belles surprises comme celles du poème électrique de Lello Voce, qui recolorise les fameuses voyelles rimbaldiennes (n° 3), ou encore des posts-it de Thomas Baumgartner, qui proposent de beaux exercices de style (n° 2) ; des textes en langues originales (anglais, espagnol) ; une ligne graphique et éditoriale assez remarquable… Reste que le propre d’une revue est d’avoir en ligne de mire une inatteignable unité : en l’occurrence ici, la dimension épique chère à Christophe Fiat peine à s’imposer…
Souhaitons bon vol à ce COCKPIT, avec moult murs-du-con à franchir et des turbulences à affronter avec jubilation !
Fabrice Thumerel
Nos 1, 2 et 3 : mai, juin et juillet-août 2020
Éditeur : Christophe Fiat ; directrice de la publication : Charlotte Rolland
Adresse : 21, Passage Dumas 75011 Paris
E-mail : troisccc@free.fr
Tous les numéros : 10 € sauf le numéro 3 : 12 €
Abonnement à l’année : 100 € (version papier + numérique)
[1] Cf. ma chronique dans le numéro 38 de La Revue des revues, 2006, pp. 129-132 ; url : https://www.entrevues.org/rdr-extrait/talkie-walkie/
[2] Entretien de Christophe Fiat avec Fabrice Thumerel, « Lancement d’un OVNI, COCKPIT : trois questions à Christophe Fiat », Libr-critique.com, 8 juillet 2020 ; url : http://www.t-pas-net.com/libr-critique/entretien-lancement-dun-ovni-cockpit-trois-questions-a-christophe-fiat-par-fabrice-thumerel/
[3] Cf. Christophe Fiat, « Écrire dans une époque de collisions », AOC, 17 juin 2020 ; url : https://aoc.media/critique/2020/06/17/ecrire-dans-une-epoque-de-collisions/