Penser la traduction, c’est toujours remettre sur le métier les mêmes questions, les mêmes gestes, les mêmes angoisses, les mêmes difficultés. Longtemps secondaire, discrète, infériorisée, elle est devenue un véritable enjeu de la pensée contemporaine – esthétique, politique, stratégique. On l’aborde d’une manière singulière : la pratique compte tout autant que la théorie, la technique autant que les idées. C’est dans une circulation qu’on peut l’aborder et ouvrir toutes sortes de questions qui vont de la linguistique à la politique, de l’histoire culturelle à la morale…
Dans cette circulation de plus en plus riche, les revues tiennent une place essentielle. Nombre d’entre elles, parce qu’elles font passer des textes en langues étrangères, qu’elles mettent en avant des langues rares, parce qu’elles ne sont pas inféodées à des éditeurs et des impératifs économiques aussi pressants, jouent un rôle moteur dans la diffusion d’une pluralité intellectuelle. Elles témoignent de la diversité du monde, des langues, des cultures et des conceptions du monde. Elles réintroduisent l’étranger dans le familier, le reconnaissent et l’admettent. En ces temps de rétrécissement culturel, ces pratiques, cette ouverture paraissent véritablement centrales. Mais ces revues ne se limitent pas à accroitre la diffusion des textes. Elles posent des questions d’ordre plus intellectuelles et abstraites. Centrales pour penser la complexité de nos sociétés mondialisées.
TransLittéature, la revue de l’Association des Traducteurs Littéraires de France, fait assurément partie de ces outils pour penser cette pratique et ses enjeux. Depuis bientôt presque trente ans, elle propose, à partir de la pratique, de l’expérience des traducteurs, de considérer la pluralité des approches de la traduction, d’en mettre en lumière la grande diversité. Ce qui frappe en la lisant, c’est combien elle se nourrit d’expériences, d’échanges, de débats entre praticiens de tous les horizons pour faire émerger des questions et penser l’évolution de la traduction.
D’une grande sobriété, la revue s’attache à un sujet et propose des dossiers d’une belle richesse qui entrecroisent les points de vue, les pratiques, les idées. Son dernier numéro se consacre à l’une des questions les plus stimulantes qui, depuis Beckett ou Nabokov, reconfigure le geste traductif : l’autotraduction. Geste dans le geste, pratique dans la pratique, elle stimule la réflexion en oblitérant la secondarité ou l’altérité dans l’opération de traduction. On passe d’une langue à l’autre en se traversant soi-même. La responsabilité, la sempiternelle question de la trahison (on ne répétera pas l’adage italien…), se déplacent.
Le numéro s’emploie donc à réfléchir cette reconfiguration radicale de la traduction. Introduit par un texte très éclairant de Rainer Grutman qui contextualise cette pratique, marginale mais en expansion, et posent les enjeux centraux de débats et de choix qui bousculent les habitudes. La revue accueille un entretien très intéressant avec Anne Weber, traductrice du français vers l’allemand – elle a traduit Pierre Michon ce qui n’est pas rien ! – et qui traduit ses propres textes vers le français. On se souviendra, ou on lira, son très beau Vaterland publié en 2015 au Seuil, dans lequel elle questionne ses propres choix, les opérations différentes qui se posent lorsque la traduction se porte sur un corpus intérieur. On ne peut qu’être saisi d’un léger vertige. Plusieurs textes amplifient cette réflexion : un texte bref de Corinna Gepner qui a publié l’an passé à La Contre allée Traduire ou perdre pied, une étude de l’autotraduction chez Pierre Lepori… Nancy Huston qui intervenait en septembre 2020 à Ent’revues, y republie un article consacré à Romain Gary qu’elle avait fait paraître il y a vingt ans dans la revue Plaid. On découvre dans ce dossier la présentation passionnante d’un site crée par Fabio Regattin de l’Université d’Udine qui compile des questionnaires et des fiches techniques très utiles et originales sur la pratique autotraductive.
Autour de ce dossier d’une grande qualité, on lira une recension fort sympathique de La Mer gelée, projet franco-allemand qu’accompagnent les éditions du Nouvel Attila, un hommage émouvant signé Pierre Bondil qui célèbre l’un des grands traducteurs de romans noirs de notre temps, Fred Michalski qui a traduit des auteurs majeurs comme James Lee Burke, Jim Thompson et surtout James Ellroy. Santiago Artozqui, traducteur très actif et impliqué dans de nombreux groupes de traducteurs, propose une lecture du dernier essai de Tiphaine Samoyault (qui a fait partie de l’équipe des retraducteurs d’Ulysse de James Joyce) qui propose de repenser la traduction en dehors des habitudes. Elle y « refuse le paradigme irénique qui voit la traduction comme un instrument de paix ou de rapprochement entre les peuples, et propose de la penser comme un acte plus proche du réel. C’est-à-dire plus complexe et plus violent » écrit-il. Repenser le geste du traducteur, défaire les idées reçues, repartir de la pratique, d’expérience toujours neuves, en partant du terrain correspond bien au projet de TransLittérature : ne jamais considérer la question de la traduction comme figée mais, au contraire, de toujours en interroger les pratiques nouvelles, d’en faire connaître la vivacité et de rappeler la centralité d’une pratique majeure, essentielle, pour habiter notre monde.
Hugo Pradelle