Quitte à paraître frappé de paresse critique – un pareil éloge couronnant régulièrement cette revue – il faut le redire, le clamer même : Mirabilia est un bijou iconographique. Et son numéro 16, consacré au théâtre, surpasse peut-être de sa splendeur tous les précédents : portraits d’acteurs, de troupes, images de mise en scène, dessins, architectures éphémères dans la sensualité de leurs lumières… Tout ici resplendit : des photographies comme dotées d’une troisième dimension dans l’ampleur de leur sujet jusqu’au duveté d’une peau ainsi cette extraordinaire photo de groupe du Peer Gynt d’Ibsen monté en 2012 par Éric Ruf.
Voilà Mirabilia telle qu’en elle-même mais, foulant la scène, elle endosse des habits neufs avec un numéro exclusivement composé d’entretiens avec des gens de théâtre, dans la variété de leurs métiers. Pas de surplomb donc si ce n’est celui de l’expérience de chacun, pas de métalangage si ce n’est celui d’une pratique réfléchie.
Et parmi ceux qu’anime la magie du théâtre, le public est le premier convoqué, celui pour lequel les atours de la représentation se déploient : ici, c’est le critique Karim Haouadeg – grand amateur par ailleurs de revues et compagnon d’une des plus fameuses Europe – qui occupe le siège du spectateur averti. Mêlant à son expertise une sûre connaissance historique, il revient sur la naissance de son amour pour le théâtre marquée par la découverte indépassable des tragiques grecs, une passion que le temps, ni même les déconvenues, n’altèrent : « la sensibilité du spectateur ne s’émousse pas quand elle est nourrie de connaissance ». S’il déplore certaines évolutions du théâtre actuel, disons des tics d’époque, il célèbre le rituel que doit rester le temps du théâtre même si le lever de rideau comme les trois coups sont abolis, même si parfois le texte est maltraité, même si le spectateur devrait faire entendre son courroux devant un spectacle qui le maltraite, pour Karim, un beau spectacle relève de la potion magique/mystérieuse qui procure une ivresse semblable à nulle autre.
Karim H. aime-t-il l’auteur Jean-Michel Ribes ? On n’en saura rien mais c’est lui qui entre en scène : on aime sa faconde, on retrouve son sens de la formule : l’écriture du théâtre serait ainsi « l’esprit et la viande »; lui-même est adepte du « théâtre d’aéroport » car il vous embarque et vous fait décoller pour une destination lointaine et incertaine… Pour l’auteur Ribes : « dès que le sens apparaît, j’arrête d’écrire ». Quant au metteur en scène qu’il est aussi, il combat cependant l’hégémonie du metteur en scène, cette maladie française, pour restituer leur juste place aux auteurs, ce quoi s’emploie le 3e Jean-Michel Ribes, directeur du Théâtre du Rond-Point. À le lire, le théâtre serait la recherche d’un mélange réussi de tous les ingrédients ( texte/mise en scène/ acteurs) qui concourent au spectacle sans que l’un excède l’autre. Une dernière formule aussi stimulante que mystérieuse : « Il faut que la peau du temps aujourd’hui soit dite ». Conjuguer le théâtre au présent…
Non moins multiple, Éric Ruf, comédien, administrateur de la Comédie française, c’est le metteur en scène que Mirabilia interroge. On aime que tout son entretien soit tissé du nom des autres, metteurs en scène et comédiens comme autant d’hommages, de saluts fraternels, de compagnons de travail, de signes d’admiration : de Jacques Lassalle à Patrice Chéreau, d’Ivo Van Hove à Thomas Ostermeier, de Denis Podalydès ou Michel Vueillermoz, tant d’autres encore dont l’auteur chéri Lars Noren récemment disparu. On aime qu’il se défie de toute théorie sur sa pratique de metteur en scène même s’il concède, par un tour de modestie, qu’elle procède simplement d’une lecture scrupuleuse du texte et même s’il reconnaît, tout en affirmant qu’il ne s’en prévaut pas, qu’une mise en scène mémorable a un effet de signature du metteur en scène. Bel entretien frotté d’expériences multiples, porté par une verve réjouissante, ondulant au rythme d’une pensée en mouvement, célébrant le théâtre dans ce qu’il a de plus artisanal comme de plus « élevé ».
Les deux jeunes comédiens Garance Robert de Massy et Ricard Le Gall parviendront-ils à cette hauteur ? On leur souhaite. En troisième et dernière année du Conservatoire, ils détaillent leur formation, expriment leurs attentes une fois leur scolarité finie et célèbrent d’une même voix les « moments de grâce » que provoquent la rencontre avec le public. Leur entretien est traversé d’ardeur, vibre de leur passion teintée de la conscience des difficultés d’un métier souvent précaire, où les élus sont rares, où il faut que le désir de jouer rencontre le désir d’un metteur en scène.
L’ardeur : c’est encore ce qui enflamme l’entretien au long cour, long comme la carrière dont il se peut se prévaloir et qu’il offre en partage, avec le scénographie Alain Batifoulier à qui l’on doit également la frise qui court tout au long du numéro de Mirabilia. Scénographe : pour le néophyte, c’est sans doute le métier le plus énigmatique dans la fabrique du théâtre. Un créateur d’image en dialogue avec le metteur en scène pour réussir l’alchimie visuel et textuelle : « dans la scénographie , on est dans l’écho et non pas dans l’ego. »
On aime encore que cet autre artificier, le créateur des lumières, Bertrand Couderc – la beauté de certaines pages de la revue doit beaucoup à son travail – nous initie aux 4 styles de lumière qui drapent une représentation: retenons ici celle qu’il qualifie de sensorielle ou sensitive, celle qui loge au plus intime de la magie émotionnelle d’une mise en scène.
On aime que parmi les questions posées à la costumière Sarah Leterrier, certaines s’attachent à des aspects pratiques presque triviaux : combien ça coûte, les costumes? Sont-ils lavés régulièrement? Que deviennent-ils? Et les chapeaux? Et les chaussures? Ah! les chaussures…Oui, on aime se faufiler côté coulisses.
On aime enfin que, dans la belle et rare tradition de Bussang ou Hérisson, Mirabilia prenne la clé des champs au fil de l’entretien avec la Compagnie du Théâtre installée dans le Perche depuis 25 ans qui, outre trouver les conditions matérielles de son exercice, doit « construire » et séduire un public peu aguerri à l’art de la scène, à commencer par les enfants. Un public des champs, spontané et qui loin de la passivité déplorée plus haut par Karim Haouadeg n’hésite pas à faire part de son ennui en tournant les talons…
Pour conclure tout à fait, on aime que la lecture de ce numéro où souffle tant de passion vienne chahuter notre mémoire éveillant le souvenir de spectacles qui nous ont éblouis (à vous de jouer…). La fragrance de la revue après sa lecture : une des facettes du merveilleux dont Mirabilia interroge les secrets.
Marc Norget