Vingtième livraison, avec la lettre U : l’urgence permanente.
L’état d’urgence semble désormais dominer notre quotidien et notre imaginaire. Urgence environnementale, sanitaire, économique et sociale. Les esprits n’en finissent plus de s’échauffer et de s’enflammer, au risque de cramer sur place, comme dans un sinistre rodéo urbain. Cet état de surchauffe impose une urgence de plus : sauvegarder un espace de dialogue possible contre la double menace du dogmatisme et de la haine.
Face à « l’exacerbation croissante des polémiques actuelles », le fondateur de La Revue du Mauss, Alain Caillé, lance un « appel à un modérantisme radical » à même d’éviter à la « guerre civile larvée » de dégénérer en guerre ouverte. Avec cet éloge de la modération, de la tolérance et du pluralisme, le sociologue rappelle toute l’importance de « savoir s’opposer sans se massacrer » (Marcel Mauss, Essai sur le don) et définit les linéaments d’une éthique convivialiste de la discussion. Tandis que les polémiques succèdent aux polémiques, particulièrement vives ces temps-ci chez les sociologues, cet appel au calme et à la tolérance est particulièrement bienvenu. On ne s’étonnera pas du fait qu’il provienne d’une revue – et en particulier de cette revue placée sous les auspices de Mauss mais aussi de Gorz, Lefort, Morin ou Castoriadis [1]. Après le Manifeste convivialiste, Alain Caillé lance donc dans le débat cette idée de « modérantisme radical » – se positionnant, comme les Politiques des Guerres de religion, entre Rome et Genève. Le chemin pour construire un monde convivial pourra paraître long quand on observe les progrès quotidiens des simplifications de tous ordre et la raréfaction du sens de la nuance.
Et c’est justement une véritable défense et illustration du Courage de la nuance que propose le nouvel essai de Jean Birnbaum. Le journaliste, directeur du Monde des livres, avait signé en 2016 un ouvrage particulièrement juste sur l’attitude de la gauche face au djihadisme. Avec ce « bref manuel de survie par temps de vitrification idéologique », il rend hommage à des figures intellectuelles qui pratiquèrent la nuance, le contrepoint, l’humour et la critique contre les péremptoires et les dogmatiques. Alternent ainsi des portraits de Camus, Bernanos, Arendt, Aron, Orwell, Tillion et Barthes. Ces textes sont entretissés d’interludes sur la franchise, l’humour ou la littérature « maîtresse des nuances ». Ce livre interroge la place et la responsabilité sociale des écrivains et des intellectuels. Birnbaum consacre d’excellentes pages à Raymond Aron, ce « modéré avec excès » dont il évoque la « pratique de l’incertitude qui fonde non seulement une certaine éthique intellectuelle mais aussi la civilisation démocratique ». De toutes les œuvres de philosophie politique dont la relecture paraît indispensable aujourd’hui, celle d’Aron s’impose. Avec la montée des populismes et l’érosion rapide de nos « démocraties décadentes », on gagnerait à relire le philosophe et sociologue. Le portrait très juste qu’en fait Birnbaum contribuera à retrouver Aron et, ce faisant, retrouver le sens de l’idée libérale.
La revue Esprit se fait le fer de lance de cette démarche, à contre-courant de bien des lieux communs. Son numéro de mai propose un dossier consacré à « L’idée libérale en question ». La revue traduit un article important de Timothy Garton Ash paru dans Prospect en décembre 2020. La contribution de Garton Ash trace la voie d’une réinvention du libéralisme politique à laquelle fait écho, en contrepoint, l’article de Jean-Yves Pranchère « Pour une liberté sociale et collective ». Le gulf stream intellectuel est-il en train de se réveiller de ce côté-ci de l’Atlantique ? On se réjouit en tout cas de voir que la revue Esprit ait pris le soin de traduire le très bel hommage de Mitchell Cohen à Irving Howe. Cofondateur de la revue Dissent, Irving Howe (1920-1993) est une grande figure du socialisme démocratique américain, homme de revue et critique littéraire à qui « L’expérience du XXe siècle avait enseigné le besoin de nuances ».
La forme revue n’est-elle pas finalement la meilleure des paideia et l’espace de dialogue le mieux adapté aux controverses intellectuelles ? Le recul des revues généralistes, leur remplacement par les réseaux sociaux ou des fascicules explique peut-être aussi la « brutalisation » à laquelle nous assistons et qu’il est urgent d’enrayer. Les revues restent des agoras et des collectifs pratiquant la contradiction et le débat, la modération, la nuance et la liberté. Elles sont aussi des lieux d’apprentissage de ces vertus démocratiques.
François Bordes
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[1]. Signalons que La Revue du MAUSS vient de faire peau neuve en passant aux Éditions Le Bord de l’eau et en changeant de maquette. Son nouveau numéro, new look, vient de paraître. Venant d’intégrer la rédaction, je me permets simplement d’indiquer le lien où retrouver une présentation de cette nouvelle formule : https://www.editionsbdl.com/produit/demain-un-monde-convivialiste-il-ressemblerait-a-quoi/