Vingt-et-unième livraison, avec la lettre V : la voix de Nunc s’éteint, une autre va s’élever.
Tandis que tant de voix se sont éteintes, l’ultime numéro de la revue Nunc fait résonner celle d’Antonio Porchia. Voix est le titre d’une des œuvres les plus influentes et énigmatiques de la poésie du XXe siècle. Né en Calabre en 1886, il émigra en Argentine, fut pointeur au port de Buenos Aires avant de devenir typographe. En 1943, il publie son premier recueil que Roger Caillois traduit en 1949. Le livre devient un des plus secrètement influents de la poésie moderne.
Le 50e numéro de la revue Nunc consacre un dossier au maître argentin mort en 1968. Dans un article réfléchissant à la notion de distance, Yves Humann souligne combien cette œuvre, unique, « demande une disponibilité du corps et de l’esprit du lecteur » et ouvre un véritable chemin de sagesse, nous poussant à « réajuster sans cesse » la distance entre rien et tout, entre soi et le monde. Pierre Dubrunquez salue cette « singulière sagesse, insituable, inassimilable peut-être, qui ne se donne que par fragments ». La lecture du poète aura irrigué de très nombreuses œuvres marquées par un « moment Porchia ». Si le maître secret fut révélé par Roger Caillois, la traduction de Roger Munier reste de référence. Elle avait été publiée avec une courte préface de Jorge Luis Borgès et une éblouissante postface de Roberto Juarroz qu’Yves Humann a l’excellente idée de republier ici. L’auteur de Poésie verticale décrit en quelques pages étincelantes l’essentiel de la puissance d’action poétique de l’œuvre de Porchia : « Avec lui, on sentait en parlant que chaque mot se faisait profond par son attention illimitée. » Le dossier s’achève par un bel article de l’ami Jacques Lèbre qui fait dialoguer Porchia, Juarroz et Levinas – tout en évoquant sa propre expérience d’une pensée « qui est comme le vent ».
En cinquante numéros, Nunc, animée par Réginald Gaillard [1] et Franck Damour, en a fait résonner, des voix – et pas seulement des voix sacrées ou consacrées ! Cette revue d’inspiration chrétienne ouvrit largement, et dès le début, ses portes à de multiples expressions et cultures. L’exigence d’une voix, d’un engagement, d’un travail du sens et de la langue. Ses auspices poétiques se nomment Adonis, Jacques Darras, Pierre Emmanuel, Roberto Juarroz, Bernard Noël, Pierre Oster ou Tarkovski. C’est aussi, avec quelques autres, la revue française la plus ouverte aux poètes arabo-musulmans. Avec Europe et Po&sie, elle permet aux lecteurs francophones de découvrir des poètes du monde entier. Tant de ces « Voix d’ailleurs » ont trouvé hospitalité dans Nunc que la disparition de la revue a de quoi inquiéter. Dans ce dernier numéro, Réginald Gaillard défend avec passion l’Ukraine, ses poètes et ses créateurs. Et puis, Nunc, ce fut aussi d’excellents dossiers sur des philosophes contemporains comme Jean-Louis Chrétien, Georges Didi-Huberman ou Marcel Jousse [2].
Si la voix de Nunc s’éteint, une autre va s’élever. Dans son édito d’au-revoir, Réginald Gaillard annonce en effet le lancement prochain d’une revue dont le nom, Achille, est en soi tout un programme. En attendant, cette disparition risque cependant de créer un vide et de laisser certains lecteurs sans voix. Alors, pour ne pas perdre de vue l’essentiel, laissez-vous guider par la voix de Porchia, celle de Juarroz et de tant d’autres qui résonnent dans cet espace choral, cette Cantate inimitable que fut la revue Nunc.
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François Bordes
[1]. Hasard printanier, tandis que paraît cette ultime livraison de Nunc, Réginald Gaillard vient d’obtenir le Prix Max Jacob 2021 pour son recueil Hospitalité des gouffres.
[2]. Le site de la revue est consultable ici.