Immersion ? Soyons francs, l’auteur de ces lignes ne connaissait pas cette publication. Nous la découvrons en effet, cette revue toute entière consacrée au monde du jeu vidéo*, à travers ce sixième numéro ; et c’est une bien belle découverte. Apparemment, après survol du site de la revue, les précédentes livraisons étaient aussi riches que celle-ci, qui porte sur le thème des Frontières. Si les connaisseurs y trouveront évidemment matière à réflexion, les non-spécialistes (dont nous sommes, quoique sans être tout à fait ignares, quand même) trouveront eux aussi dans ces pages, et sans se forcer, un réel intérêt. D’abord parce que l’étude des jeux vidéos, quels qu’ils soient, ne s’y fait pas sous cloche, mais s’inscrit dans une réalité bien tangible, celle du contexte d’une industrie globalisée et sur fond d’enjeux socioculturels. Par la diversité même de leurs profils – interviennent tour à tour ici des graphistes, des chercheurs en esthétique, des architectes, des spécialistes du paysage, des linguistes, des analystes des médias sociaux, des artistes multi-cartes, sans oublier ceux qui ne revendiquent aucun titre sinon celui de « bidouilleurs » des nouvelles technologies…) – les contributeurs de cette revue font, déjà, exploser les frontières des recherches et des problématiques dont le jeu vidéo est l’objet et le sujet.
Observations concrètes sur la pratique du game, comme disent entre eux les initiés, perspectives plus théoriques ou encore travaux empruntant alternativement à ces deux approches, cette publication très richement illustrée en surprendra plus d’un par son raffinement dans l’analyse, l’enquête ou le témoignage. Analyse quand il s’agit de comptes rendus fouillés d’ouvrages ou d’articles de fond (par exemple sur les jeux de stratégie dont l’espace est mathématisé ou sur Red Dead Redemption II, jeu d’action et d’aventure qui se déroule au Far West). Enquête quand il est question, consciencieusement, de creuser une thématique précise (à l’image, entre autres, du travail d’Isabelle Arvers sur l’évolution des liens entre les grands studios occidentaux et asiatiques de création de jeux et les pays du Sud, hier simples sous-traitants, aujourd’hui s’émancipant). Ou témoignage quand la parole est donnée à des acteurs divers et variés du secteur (citons, parmi d’autres, les frères jumeaux iraniens Roby et Niku, des game designers autodidactes qui ont intégré la Villa Arson, la prestigieuse école d’art niçoise). S’y révèle à chaque fois une granularité très fine des discours, et le béotien ne peut qu’en être assez impressionné. Seuil ou interaction, médiation ou transition, glissement ou franchissement, jonction ou horizon, multiples sont les formes de représentations que recouvre ici la notion de frontière.
Cette plasticité, cette hétérogénéité nous montre que jouer, c’est avant tout faire l’expérience des limites : on y éprouve ses propres limites comme joueur (l’habileté, s’entend, pour avancer toujours plus loin dans un jeu) autant qu’on y découvre, pour les approuver ou non, celles des univers dans lesquels on évolue, ces « excroissances » imaginaires du monde réel, comme dit un documentariste interviewé dans ce numéro. Redisons-le au moment de conclure : le profane, en s’immergeant dans Immersion, traverse de stimulantes expériences de pensée. Oui, la curiosité critique collective qui caractérise cette très dense revue est vraiment communicative.
Anthony Dufraisse
* et plus largement à ce qu’on appelle les arts interactifs.
NdlR : Ent’revues a consacré un article au 3e numéro d’Immersion qui participe chaque année au Salon de la Revue et dont l’équipe est intervenue en 2019 dans notre cycle « Place au revues » organisé avec la BPI.