L’œuvre de Jacques Abeille (1942-2022), auteur discret s’il en est, s’apparente, comme le souligne Laurent Gayard dans son long article très clair paru dans le n° de novembre 2015 de La Revue des deux mondes, à un « labyrinthe ». À la lisière des genres, l’écrivain proche du surréalisme, aura, toute sa vie, proposée des textes exigeants, parfois déroutants, poétiques et fantastiques. On se souviendra évidemment de son imposant « Cycle des contrées » que les éditions Attila, puis du Tripode, ont fait reparaître dans une très belle maquette depuis 2010 (il a reçu la mention du Prix Wepler cette année-là).
Les revues ont accompagné avec une certaine vigueur la redécouverte de ses textes durant la dernière décennie, lui consacrant articles de fond et notes de lecture. Jacques Abeille avait une douceur dans le regard nous rappelle son éditeur, Frédéric Martin, qui croit y « retrouver l’émotion de sa parole, la vérité de son expérience, souvent douloureuse et âpre, toujours dédiée aux rêves et aux autres ». Ainsi, notre camarade Éric Dussert a traité de ses livres dans Le Matricule des anges, ainsi que Sébastien Omont dans les pages d’En attendant Nadeau, Patrick Emourgeon dans la Revue Bancal, Jean-Pascal Dubost pour Poezibao ou Dominique Aury dans La Nouvelle revue française…
On pourra lire aussi des études de fond qui explorent dans le détails, ou sous certains angles érudits, les livres de Jacques Abeille, ainsi les articles que Ivanne Rialland (qui collabore à La Revue des revues) lui a consacrés. Elle écrit dans Studi francesi en 2019 que son cycle romanesque consiste en une « ethnographie fictive, cohérente bien qu’éclatée entre différents volumes et différentes voix, visiblement nourrie par une fréquentation des écrits ethnologiques – l’écriture romanesque en reprenant des thèmes bien reconnaissables : rites funéraires, règles matrimoniales, interdits, rites d’initiation, usage des masques – [qui] est structurée par une opposition globale de sociétés traditionnelles – les nomades ou «barbares» (appelés encore les “cavaliers”), les bûcherons, les charbonniers, les bergers, les jardiniers, les hulains – à la ville de Terrèbre, analogon critique de notre civilisation moderne occidentale. Le cycle romanesque déploierait dès lors par le biais de la fiction la critique d’une société technicienne – d’emblée suggérée par la dédicace des Jardins statuaires à Jacques Ellul, l’auteur du Système technicien (1977) – véritable barbarie, au regard de sociétés entretenant un rapport plus authentique à elles-mêmes et leur environnement. » Elle a également publié en 2012 et 2014 deux articles intitulés « Les Arts de mémoires de Jacques Abeille » dans Roman 20-50 et « Le Surréalisme mémoriel de Jacques Abeille » dans La Revue critique de fixxion française contemporaine qui l’abordent par le biais de l’histoire du surréalisme.
Discret à l’extrême, Jacques Abeille a néanmoins participé à La Nouvelle revue moderne qui depuis 2002 s’emploie « à laisser s’exprimer la part du rêve que chacun porte en soi » ainsi qu’à la revue fondée par les éditions Attila publiée à partir de 2004. Pour redécouvrir son œuvre et sa personnalité atypique, on pourra lire le très beau numéro 50 de La Femelle du requin qui lui est en grande partie consacré ou encore un dossier plus hétéroclite dans Sens Critique. C’est de ce numéro de La Femelle… qu’En attendant Nadeau tire le long entretien paru à sa Une ce matin. D’autres encore sont disponibles en revues, l’un donné à Philitt en 2019 et le plus récent donné à Diacritik qui s’intitule « Le monde prend congé de moi au moment où je prends congé de lui ». Jacques Abeille n’est plus des nôtres, mais toujours ailleurs, il confiait, avec une grande lucidité : « J’ai réalisé à partir de là que le rêve pouvait m’être donné dans l’écriture. En écrivant, je pouvais faire face à tout. J’ai eu souvent une vie plutôt pénible, je n’aurais pas survécu sans cette puissance de rêve. L’objectif principal de mes romans, d’une manière générale, c’est quand même d’être ailleurs que là où je suis. Le roman donne donc lieu à ce qui n’a pas de lieu. Globalement, c’est plus que de la compensation, c’est être ailleurs. Je suis ailleurs le temps que j’écris. Et ça me permet de prendre un deuxième souffle. » (La Femelle du requin/EaN)
Hugo Pradelle