Comment aborder, en ces temps de guerre revenue en Europe, ce passionnant dossier sur « la guerre transmise », proposé par la revue Sensibilités ? Nous lisons, depuis des années (de paix), de multiples témoignages et récits des guerres passées, au point que l’on finit par avoir l’impression de vivre la guerre par procuration, si ce n’est en tournant le dos à celles du présent. Or ce dossier nous place au contraire devant une autre perception. Sans doute parce que son objet principal est aussi une confrontation des regards de psychanalystes et d’historiens.
Stéphane Audoin-Rouzeau et Emmanuel Saint-Fuscien, les coordonnateurs du numéro, qui s’interrogent sur les rencontres avec les guerres, sur la fascination/répulsion qu’elles suscitent, se demandent comment la psychanalyse et l’histoire peuvent se croiser sur un tel objet. L’histoire parce qu’elle cherche à établir et comprendre l’événement, la psychanalyse parce qu’elle s’intéresse à la sensation plutôt individuelle, aux traumatismes produits par ce type d’événement. En introduction, ils délimitent les territoires possibles de cette association, ou échange. Ils définissent l’objet « guerre transmise », c’est-à-dire le « chaînage » de la guerre elle-même avec les transmissions de son expérience par les multiples mémoires – témoins, enfants de témoins, œuvres et récits – jusqu’à sa mise en scène par l’école, les musées ou le politique. Et, « sans jamais perdre de vue le rapport personnel du chercheur en sciences sociales et du spécialiste de la psyché aux objets qu’il analyse », ils assument un triple engagement. En tant que chercheurs, ils écrivent sur la guerre et en établissent le récit ; en collectant les mémoires, ils sont acteurs ; et en observant les transmissions, ils sont témoins. Chercheurs, acteurs, témoins ils ne nient pas les obstacles, les concepts problématiques qui rendent délicat le croisement entre les deux disciplines. Ils doivent parler un même langage sur au moins trois notions.
Le choix des « mots » peut colporter des faux amis et des transferts de sens qui s’entendent autrement par un historien ou un psychanalyste (par exemple : trauma, refoulement, témoignage, affect, etc.) ; la définition des « faits » est encore plus redoutable : l’histoire tend à « l’objectivisation du fait », pour la psychanalyse le fait est d’abord « composé d’affects vécus » ; quant au « temps » objet par excellence de l’histoire qui le voit comme une succession, tandis que dans la vulgate freudienne l’inconscient est hors le temps, vision de plus en plus contestée, semble-t-il.
Organisée en deux grandes sections – recherche, expérience – suivies d’une « dispute » autour de Retour à Lemberg le livre de Philippe Sands, les neufs études présentées par cette revue dans une élégante mise en page, s’intéressent aux « emprises de la guerre » (titre de l’édito) pendant et après, jusqu’à la troisième génération. Phénomène intime, l’emprise prise comme objet, rapproche l’expérience passée du présent, surtout en temps de guerre comme aujourd’hui.
Les cinq expériences choisies illustrent des manières de percevoir ou de toucher le temps de la guerre, par exemple à travers la filiation. C’est Nicolas, le fils d’Alexander Werth qui donne une perspective historique au journal intime de son père, rédigé à Paris puis Moscou entre 1940 et 1948 ; ou bien Julien Blanc, petit-fils du grand helléniste et résistant Jean-Pierre Vernant, qui apprend la guerre sur les genoux de son grand père et devient un historien de l’Occupation. Ce sont également des doubles ou triples lectures des lieux. Olivier de Saint Hilaire qui réussit à « faire parler les paysages » de Verdun, apparemment chosifiés par les commémorations, mais qui s’expriment dans un « hors champ photographique ». Ou Jean Rouaud, kiosquier devenu romancier célèbre, qui entend des récits de guerres, écrit Les Champs d’honneur en 1990, et finit par s’interroger sur son « covid 14 » et le passage du roman de la mort à la mort du roman. Autant d’expériences que ces quelques remarques ne peuvent résumer, seulement vous inviter à les lire tant elles sont originales, étonnantes et pénétrantes. Un magnifique entretien de Stéphane Audoin-Rouzeau avec Rithy Panh, rescapé du génocide perpétré par le Kampuchéa démocratique, trône au milieu de cet ensemble. Il revient sur son œuvre écrite et filmée. Surtout, il raconte sa longue incapacité à dire son expérience : « Il n’est pas facile de parler tout de suite. » Sa parole « est venu avec la caméra. » On lui a donné une super 8, il a filmé des situations qui n’avaient rien à voir avec son histoire, mais il communiquait mieux, constatait que l’on pouvait « aussi bien filmer les silences, qui sont parfois très beaux, que les gestes ou les détails. » Son premier film Site 2 (1989) est sans commentaires. Il écoutait. Petit à petit, non sans douleur, il a retrouvé sa langue, le cambodgien, « par le biais de la langue française. Cette dernière m’a permis de m’enfuir, d’emprunter une langue de refuge avant de revenir dans ma langue. » Après cette restauration, il a pu la « différencier de la langue totalitaire qui est la langue des Khmers rouges. » Et bâtir une œuvre qu’il commente avec précision. Un exemple de transmission.
Parmi les recherches de la première section, qui portent sur les traumas de guerre (Françoise Davoine), l’attestation du génocide au Rwanda (Hélène Dumas), la transmission par la langue traduite (Pierre Judet de La Combe), je distinguerai celle sur « la vengeance des victimes » par Henry Rousseau. Ce n’est encore qu’une réflexion préliminaire pour un travail à venir, mais passionnant. Forme particulière de la transmission ou du retour du passé, la vengeance nous dit-il est une émotion discréditée et peu étudiée par les historiens. Il l’aborde en revenant sur trois sorties de génocides, ceux des Arméniens, des Juifs et des Tutsi., et en constatant d’emblée que les récits et témoignages en parlent peu, du moins pour la Shoah et le Rwanda. Car la justice prend la main.
Aussi stimulant qu’agréable à lire et à voir, ce numéro de la revue Sensibilités, on l’aura compris, est indispensable à qui veut suivre de nouvelles pistes de recherches mémorielles. Le croisement psychanalyse/histoire y apparaît de manière convaincante. De quoi, sans doute, mieux appréhender les guerres d’aujourd’hui.
Jean-Yves Potel
Ent’revues a reçu Sensibilités pour une soirée le 15 février 2022.
Vous pouvez la revoir ici.