Quartette #4

 

Jours & travaux 

 

Papotant l’autre jour avec une amie normande et un ami breton, je me suis aperçu avec effroi que j’avais, littéralement, perdu le peu de grec appris du temps de ma jeunesse folle. Ce fut un petit choc, un bref vertige. La crainte peut-être qu’un virus omega ne vienne bientôt signifier le prolongement infini de l’épidémie.

 

Mais la langue et la force de Ce qui fait la Grèce me sont heureusement revenues d’un coup quelques jours après en écoutant Emmanuel Lascoux lire Homère et sa traduction de L’Odyssée (P.O.L). Puis, le bref temps d’une rencontre, retrouver l’ami Yannis Kiourtsakis, auteur d’un lumineux essai sur la construction de la Grèce moderne.

 

En ce sombre printemps, c’est de la langue démotique, de cette culture du dialogue et du polémon que vient, une fois de plus, un grand appel d’air. Après des années d’un patient travail, Gilles Ortlieb vient en effet de publier, au Bruit du temps, sa traduction du journal de Georges Séféris. À des années-lumière des identitarismes mortifères qui nous étouffent et risquent de nous tuer, Les Jours rappellent la complexité méditerranéenne, l’entrelacs des cultures, la force des pensées et des œuvres à l’intersection de plusieurs mondes, plusieurs cultures, plusieurs langues.

 

Georges Séféris, Le Bruit du Temps

 

La revue Europe (mars 2022, no 1115) n’a pas manqué de souligner l’événement en consacrant un dossier à Séféris. On y trouvera des inédits et des textes oubliés comme « Il n’est pas facile d’être poète », bel entretien avec Anne Philippe, une correspondance avec T.S. Eliot ou un fragment de récit, « La principauté ». Parmi les contributions dédiées au Prix Nobel, Yannis Kiourtsakis revient sur le lien complexe de Séféris à la « petite patrie » grecque – article à lire en miroir de celui que Lakis Proguidis consacre à l’hellénisme du poète. « L’hellénophone en exil a relié l’orient à l’occident » écrit la coordinatrice du dossier, Myriam Olah. Et quel bel hommage au poète cosmopolite que ce poème de Seamus Heaney publié ici dans une traduction de Thierry Gillyboeuf. Le dossier, dédié à Denis Kohler, propose aussi une très utile bibliographie des traductions françaises de Séféris.

 

 

Faire le Gilles

 

Ce même numéro d’Europe rassemble aussi un riche bouquet de textes consacrés  à Gilles Ortlieb. Passeur indispensable de littérature de langue grecque (outre Séféris, Cavafis, Kavvadias, Mitsakis, Solomos, Valtinos), allemande (Roth, Wedekind) et anglaise (MacGuiness, Romer), Gilles Ortlieb est un magnifique écrivain arpenteur. Proche d’Henri Thomas et de Jacques Réda, son œuvre, d’une rare densité, compte parmi celles qui transforment le regard et influencent profondément le travail de la langue. La bibliographie de Luc Autret et Philippe Blanc permet de prendre la mesure de son ampleur et de sa richesse. Travail discret, opiniâtre, construit dans la tension entre écriture et traduction, lecture et vagabondage. Comme tous les écrivains authentiques, Gilles Ortlieb possède une petite troupe de lecteurs assidus. Contre-allées (no 25-26, 2009) et la revue de belles-lettres (2018, 2) avaient déjà salué cette œuvre. Ce dossier en rassemble une petite phalange avec, entre autres, François Boddaert, Patrick Cloux, Étienne Faure, Christian Garcin, Cécile A. Holdban,  Jacques Lèbre, Jean-Pierre Lemaire, Yaël Pachet ou Jérôme Prieur. Les lecteurs de la revue Théodore Balmoral se souviennent de l’entretien-fleuve entre Ortlieb et Bouchard poursuivi sur plusieurs numéros. La revue ayant cessé, un épisode était resté inédit : le voici par la grâce de la revue Europe. Le sujet en est Baudelaire et Au grand miroir, le livre qu’Ortlieb a consacré à l’échappée bruxelloise de l’auteur des Fleurs du mal. Où l’on voit bien ce que c’est que de lire, d’écrire et faire des livres.

 

Fuite, échappée, embardée, chaque texte d’Ortlieb propose un chemin de traverse dans le flou et l’inaperçu, dans les marges, l’entre-deux et le tremblement des jours.

 

Gilles Ortlieb, Éditions Fario

 

 

 

Travail des idées

 

Le soir du premier tour des élections présidentielles, Carole Delga l’a dit avec sa clarté et sa force de conviction coutumières : « Quand on a deux à un examen, on se remet à travailler ». Alors espérons pour la vie démocratique que dans la « vieille maison », les revues retrouvent leur place. Qu’on se rappelle La Revue socialiste de Benoît Malon, publiée de 1885 à 2017, la revue Faire – que l’on n’oublie pas que Jaurès fut journaliste et Léon Blum un revuiste virtuose. Espérons que militants et responsables se remettront à lire et iront découvrir les contributions publiées par Cités, Écologie & politique, Esprit, Germinal ou La Revue du Mauss pour n’en citer que quelques-unes.

 

Se remettre à travailler : c’est exactement le propos de Fanny Lederlin qui, dans le dernier numéro d’Études (avril 2022) insiste sur la nécessité de prendre en compte les nouvelles formes prises par le travail à l’heure du capitalisme de plateforme. Intitulé « Et si la gauche se remettait au travail ? », son article invite à renouer avec la critique sociale et la réflexion critique.

 

Et le travail des idées passe par les revues. C’est d’ailleurs ce que Jean-Luc Mélenchon n’a pas oublié, en publiant aux Éditions du Seuil, entre janvier et juillet 2021, Les Cahiers de l’Avenir en commun dont les quatre livraisons présentaient en détail son programme pour les élections présidentielles.

 

Saint-Louis, Sénégal, par Patrick Schumacher

 

 

Afriques, mondes et savoirs

 

Du 15 au 18 mars dernier eut lieu à Saint-Louis du Sénégal un grand colloque consacré au « rayonnement de la recherche panafricaine face aux défis planétaires ». Cette grande manifestation organisée par l’Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal et l’Institut de recherche pour le développement (IRD) en partenariat avec le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria) était associé à un salon du livre scientifique. Il fut l’occasion du lancement de la revue et du site du projet Global Africa. L’objectif est clair : valoriser la recherche africaine. Publiée en anglais, en arabe, en français et en swahili, la revue élégante et soignée se propose de lutter contre « la marginalisation de la recherche et des publications de l’Afrique dans la production scientifique internationale ». Global Africa, dont le premier numéro est librement téléchargeable souhaite ainsi offrir « une tribune exigeante, rigoureuse, aux voix des chercheur·e·s africain·e·s et à celles de toutes les recherches qui contribuent à repenser l’Afrique et le monde à partir de l’Afrique ».

 

Parfait exemple de la démarche de Global Africa, l’article de Cheikh Ba et d’Yvan Renou étudie les possibilités d’une transition soutenable dans le cas précis de l’estuaire du Sénégal, biotope soumis à d’importants risques hydrologiques. Il s’agit de « faire évoluer les pratiques de la coalition dominante (experts et pouvoirs politiques) et d’œuvrer à un rééquilibrage des rapports sociaux et des relations de pouvoir qui les constituent ». Les dimensions scientifiques, sociales et politiques constituent donc les facettes d’un même projet global. Grâce au développement des savoirs, la recherche africaine pourra ainsi, suivant les mots de Felwinn Sarr, « enfanter des formes de sa propre contemporanéité ».

 

 

François Bordes

 

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