NRF : la langue, la Creuse, Larbaud

 

Nous voilà déjà fin avril et nous n’avons pas eu le temps, jusque-là, de parler de la NRF de mars, livraison no 653. C’est toujours un plaisir de retrouver la revue de Michel Crépu, qui se retrousse chaque mois les manches pour donner du pain sur la planche aux rotatives Gallimard. Là un « état des lieux » sur la langue française (avec notamment un inédit de José Ortega y Gasset) et ici un ensemble sur Jack Kerouac (avec des contributions de Pierre Guglielmina, Thierry Gillybœuf et Jean-François Duval). Dans le premier dossier, par exemple, Gilles Ortlieb revient sur sa traduction récente des Journées 1925-1944 de Georges Séféris (1900-1971) : « Le premier confinement, celui qui avait fait de la Seine un fleuve transparent dans un silence rare et printanier, m’avait incité à m’enfermer dans une traduction au long cours, celle des Journées de Georges Séféris, comme d’autres se cloîtrent dans le mutisme ou Jonas, dit-on, dans sa baleine. » Ce livre traduit du grec par Ortlieb, un certain Louis Pailloux en rend très subtilement compte dans la section des notes de lecture ; extrait : « Si Séféris a conquis sur son siècle une maturité de moraliste, arrachée à tous les désastres, elle n’en demeure pas moins une lente conquête, façonnée aussi bien par la tragédie de la lâcheté humaine que par l’admiration qui la gagne devant certaines résistances inouïes, très éloignées de l’hiératisme dont on affuble habituellement l’auteur »

 

Ailleurs on trouve deux des lettres adressées fin 2021 par Michel Crépu à Pierre Michon, « le faune lettré », et une réponse de ce dernier. Du premier on coche ceci : « J’aime l’idée du secret, de la vraie clandestinité sur place, au milieu de tout. » Voilà qui fait une philosophie de vie, et c’est presque du Sollers dans le texte (le voisinage des bureaux, peut-être, rue Sébastien-Bottin ?) Chez le second on retiendra surtout cela : « On entre dans l’hiver comme dans un buisson ». Il y avait Paris-Berry (pour citer le titre d’un petit livre, déjà ancien, de Frédéric Berthet) ; ces échanges épistolaires, on pourrait les titrer Paris-La Creuse, Michon écrivant depuis Châtelus-le-Marcheix. À défaut de public au village, cette correspondance avec un Parisien vaut bien vie mondaine…

 

Et sinon, quoi d’autre ? Notamment deux nouvelles, de Caroline Lamarche et de Lola Gruber. L’une nous racontant l’histoire d’un moineau cabossé recueilli par Jeanne et ses nièces, et dont la mort subite sera vécue comme un drame secret par la tante. L’autre mettant en scène un personnage de serveur au chômage qui, dans son studio, s’adonne maladroitement au piano pour occuper ses mornes journées de confinement : « Comme beaucoup de ceux qui ne savent pas jouer, il connaissait, mal, un unique morceau : en l’occurrence la Première Gymnopédie d’Erik Satie, qu’un copain lui avait enseigné une soirée durant […] jusqu’à atteindre un résultat à la fois médiocre et satisfaisant. » Petit témoignage personnel à propos de l’enthousiasme du joueur amateur de piano : à déchiffrer un tant soit peu la partition de cette inaugurale Gymnopédie, on se prendrait presque, parfois, pour un virtuose…

 

Valery Larbaud © Domaine public

 

Et puis il est ici et là question de Valery Larbaud, ce numéro republiant un texte de Léon-Paul Fargue d’abord paru dans Portraits de famille en 1947. C’est Crépu qui introduit Fargue qui évoque Larbaud ; on dirait un passage de témoin en athlétisme, le lecteur complétant bien sûr ce relais 4 x 100 m littéraire. Crépu : « Fargue et Larbaud sont des aristocrates du goût qui seraient restés dans des habitudes de ferme, de fleurs, d’objets précieux. » Fargue : « Larbaud se savait sage entre les sages, sensible entre les sensibles. » Plus loin : « Car il ne s’agit pas seulement d’écrire, mais il faut que le corps tout entier et ses profondeurs, il faut que toute la flore et la faune de la sensibilité participent à l’opération magique et aux grandes aventures du papier. » Ailleurs, toujours du même Fargue : « Larbaud et moi [avions] l’illusion de vivre dans une zone avancée où n’étaient admises que les sensibilités spéciales (…) ». Je ne sais pas pour vous mais moi j’aime beaucoup ce toute la flore et la faune de la sensibilité, merveille d’expression… En a-t-on fini avec Larbaud ? Non, pas tout à fait encore, puisqu’il y a également, en toute fin de numéro, une note de lecture que Michel Crépu, décidément féru du poète et prosateur, consacre au récent Dictionnaire Valery Larbaud publié à l’enseigne des Classiques Garnier. « Ce provincial qui prend sa tisane du soir vit au cœur du réacteur nucléaire littéraire du XXe siècle », écrit-il, après avoir rappelé la proximité de l’intéressé avec James Joyce. Une recension où l’on nous rappelle en passant que Larbaud préférait définitivement la lecture à l’activisme, c’est-à-dire, au fond, la profondeur du silence plutôt que la cacophonie sociale.

 

Anthony Dufraisse